Pendant au moins un siècle et demi, ouvrir sa garde-robe pour un homme a coïncidé avec la contemplation mélancolique d’une armée infinie d’uniformes, dans le double sens que ce mot peut avoir. S’habiller, pour ceux qui étaient condamnés à porter des vêtements masculins, signifiait avant tout disparaître dans des monochromes sombres ou jamais trop clairs, immanquablement destinés à se fondre dans l’espace ambiant. Porter un costume signifiait exprimer publiquement sa dévotion monastique à l’exercice du pouvoir et à la production de richesses, non pas pour jouir de ses fruits mais pour montrer l’assiduité avec laquelle on s’efforçait d’accomplir les tâches qui nous étaient assignées par la société. Vestes, jeans, cravates, chemises, les corps exprimaient un engagement militant à la sobriété, à l’understatement, à l’invisibilisation du soi. Le vêtement était une gymnastique publique de la disparition : il devait permettre de se couler à l’intérieur d’une fonction, à laquelle tout devait être sacrifié. Il était impossible de faire valoir son «moi» à travers ces costumes : chacun ressemblait au confrère, chacun se confondait avec l’ordre dont il était à la fois la cause et la victime. C’est aussi à cause de cet ascétisme vestimentaire que le genre masculin a toujours refoulé ses horribles responsabilités : glisser dans un costume et nouer une cravate est une manière de ne plus avoir besoin de dire moi, de cultiver l’illusion d’être une simple structure naturelle de ce mond
Chronique «Points de vie»
La mode doit rhabiller l’homme
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par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 13 novembre 2021 à 12h02
Enquête Libé
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