Quelle tristesse de ne pouvoir y aller de mon petit commentaire cette année sur les Golden Globes, gâchés par la «révélation» de la corruption et du manque de diversité de la clique qui les décernait – l’association de la presse étrangère aux Etats-Unis (HFPA), 87 membres très courtisés dont pas un seul noir. Même si c’est plutôt la honte cette année d’être récompensé, on peut se réjouir de la reconnaissance donnée à Kate Winslet, extraordinaire dans Mare of Easttown, une des grandes séries de 2021. Mais une oubliée au palmarès, comme aux Emmys, est la populaire série Maid (Netflix, Molly Smith Metzler), dont le succès tient du bouche-à-oreille ici.
C’est une série saisissante, qu’on ne peut que frénétiquement conseiller de regarder dès qu’on l’a finie – et elle est pourtant difficile à voir, et remarquablement stressante (même davantage que Squid Game). Adaptée d’un ouvrage autobiographique de Stephanie Land (Maid. Hard Work, Low Pay, and a Mother’s Will to Survive), Maid montre en détail et avec réalisme ce qu’est être pauvre aux Etats-Unis (et ailleurs), et la vulnérabilité des mères seules. La série rend cette pression palpable à chaque minute – ce stress du spectateur, incomparable, certes, avec celui des vies que décrit Maid, en fait une expérience de violence psychologique, ce qui est aussi son sujet.
Rien à voir avec les chocs et sidérations que nous offre la géniale et multirécompensée Succession, avec sa description, tout à l’inverse, de la richesse et de la puissance extrêmes ainsi que des pathologies qu’elle engendre. Certes, Maid suggère elle aussi que l’argent ne peut pas tout résoudre, comme l’héroïne, Alex, femme de ménage, s’en rend compte en pénétrant dans la vie privée de ses clients, mais il change le format des problèmes : le malheur d’un riche est différent de celui d’Alex quand chaque jour elle se bat pour le moindre centime et affronte la dureté du monde capitaliste.
Alex (Margaret Qualley) est donc une jeune mère de l’Etat de Washington sans emploi ni diplôme universitaire, qui décide de quitter son compagnon, Sean (Nick Robinson), alcoolique et violent. Elle embarque leur fille de 3 ans, Maddy, et avec l’aide d’une assistante sociale cool, trouve du travail dans un service de ménage miteux. Pendant des mois elle va récurer des toilettes, vivre sans argent ou presque, se démener pour trouver une garderie, un logement, pour obtenir la garde de Maddy.
On la voit vivre dans un foyer pour femmes victimes de violences, remplir formulaire après formulaire pour obtenir une aide sociale indispensable et mesquine, subir la pression de son ex taré. Maid capture le détail de cette vie et l’urgence qui fait de chaque contretemps (une cliente absente, une voiture disparue…) une catastrophe nucléaire et une régression. Alex n’est jamais sans savoir exactement combien de sous elle a en poche, et pour décrire cette forme de vie, une puissance visuelle de Maid est d’afficher régulièrement sur l’écran, en haut à droite, ses dépenses et revenus. Dès qu’elle gagne quelques dollars, le décompte montre qu’Alex doit immédiatement les dépenser et repasser dans le rouge, sans savoir si elle pourra nourrir sa fille.
On ne peut qu’être frappé, formé par quelques années de séries féministes et antiracistes, par cette présence de femmes blanches pauvres, «white trash», une expérience de violence psychologique. Je pense à Ruth Langmore (la talentueuse Julia Garner) dans la série Ozark (Netflix) dont on attend avec impatience la nouvelle et dernière saison en janvier. Alex, Ruth et même Mare sont des personnages élaborés par les luttes intersectionnelles, et ces séries montrent à travers elles la réalité et la diversité de l’oppression tout en évitant le misery porn. Le travail de ménage (une profession de care) est dévolu aux femmes, pauvres, racialisées, dominées… les combinaisons sont variées. L’intersectionnalité révèle la difficulté de valoriser des tâches où l’on s’occupe littéralement des merdes : toilettes dégueu, appartements dévastés plein d’ordures, bazar des «hoarders» (accumulateurs compulsifs), dont Alex finit par se faire une spécialité un peu plus rémunératrice parce que personne n’en veut.
Margaret Qualley – remarquée dans The Leftovers et Once Upon a Time in Hollywood – porte la série par son expressivité intense mêlée d’une obstination mystérieuse. Nick Robinson (déjà excellent dans A Teacher et Love, Simon) nous rend, tout comme le personnage d’Alex, vulnérable à Sean. Le clou étant Andie MacDowell, elle-même mère de Qualley qui trouve un rôle à sa mesure avec Paula, la mère bipolaire et pénible d’Alex.
Comme Unbelievable, une autre série féministe historique de Netflix, Maid est une histoire de femmes qui sont là pour d’autres femmes – les aident à trouver leur voix. Toutes celles qu’Alex rencontre ne sont pas sympas, c’est peu de le dire, mais finalement le salut viendra de femmes (black) comme Denise, l’impeccable directrice du foyer (B. J. Harrison), Regina (Anika Noni Rose), une cliente apparemment atroce… et de la relation au final étrangement salvatrice d’Alex et Paula. Leur interaction, les formes paradoxales de care qu’elle invente font de Maid une expérience radicale. Et la meilleure réponse aux moqueries réactionnaires sur la «victimisation», dans un moment où le care, l’attention à autrui, et son corollaire, la perception des inégalités sont sous la menace.
Cette chronique est assurée en alternance par Michaël Fœssel, Sandra Laugier, Frédéric Worms et Hélène L’Heuillet.