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Chronique «Points de vie»

L’amour à l’état fossile, par Emanuele Coccia

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Considérons les vestiges du passé non plus comme le catalogue des horreurs d’une humanité qui enchaîne crimes et atrocités, mais comme les produits d’une quête infinie d’amour et de bonheur.
Ici, l'un des vestiges d'une vie du passé : piste de test de l'usine Michelin (Clermont-Ferrand) en 2024. (Romain Costaseca/Hans Lucas. AFP)
par Emanuele Coccia, philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
publié le 4 juillet 2025 à 18h23

Nous avons l’habitude de voir les vestiges de nos villes comme de simples déchets minéraux, des ruines sans vie qui ne gardent que des traces confuses d’une vie dont il ne reste plus la moindre trace. Pourtant, quand on se balade dans Paris, Rome ou Marseille, ce qui nous entoure, ce n’est pas juste des pierres ou des matériaux à recycler et à réutiliser pour réduire notre empreinte carbone. Ce ne sont pas seulement des formes culturelles qui demandent à être interprétées archivées, préservées ou oubliées. C’est de l’amour à l’état fossile.

Il ne s’agit pas d’une métaphore, ni d’un jeu de mots. Si ces vestiges sont encore là, c’est parce qu’ils ont été l’objet d’une ferveur et d’un dévouement hors pair. C’est la passion folle et débridée qui a permis à ces objets d’être imaginés, conçus, puis réalisés, conservés et surtout vécus, qui a également permis à ces formes de traverser le temps, de résister à la mort de leurs inventeurs et de leurs utilisateurs et de continuer à vivre de manière autonome et indépendante.

L’amour ici, n’est pas synonyme de tendresse et de gentillesse. Car, bien évidemment, derrière chacun de ces objets, il y a eu aussi, probablement la série sans fin des métaux lourds de la mesquinerie humaine. Ces bâtiments délabrés, ces monuments souvent incompréhensibles, ces objets dont on devine à peine l’usage sont de l’amour parce qu’ils ont pu encapsuler dans leur matière tous les efforts, les désirs, les rêves, les aspirations et les attentes que d’innombrabl