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Chronique «Ecritures»

Le jeu du passeport

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Chronique «Ecritures»dossier
Et si une question en apparence anodine, amusante, en révélait plus long qu’on ne croit sur le rapport aux origines, au déplacement et à la guerre ?
par Jakuta Alikavazovic, écrivaine
publié le 12 mars 2022 à 11h53

J’ai un jeu. C’est le jeu du passeport. Il est impossible d’y jouer toute seule. Alors, quand je me retrouve attablée avec des gens que je connais mal, je lance une partie. Il suffit d’une question posée à la cantonade. «Combien de temps vous faudrait-il, à votre avis, pour obtenir un faux passeport ?» Et cette question s’avère très amusante. Passé l’effet de surprise, chacun se met à réfléchir. Qui contacter, comment, par quel moyen ? A combien de poignées de main, à combien de bises, à combien d’euros êtes-vous d’un autre passeport ? A combien de clics ? C’est une formidable façon de briser la glace. Personne ne s’attend à ce genre de question lors d’un repas un peu maladroit, malaisé, entre inconnus dont la plupart auraient sans doute préféré être ailleurs.

Je n’ai évidemment pas de faux passeport. Mon passeport, le vrai, est français. Il a changé ma vie. Il est venu confirmer, de façon objective, mon sentiment d’identité. Née en France de ressortissants étrangers, je l’ai, selon la législation en vigueur à l’époque, obtenu à 16 ans, une fois ma demande de naturalisation acceptée. Mes amies de lycée m’ont organisé une petite fête improvisée, au café où nous séchions les cours. Avant cela, j’avais un passeport yougoslave. A la dissolution du pays, ce passeport n’avait pas encore expiré, mais je ne comprenais plus à quoi il aurait pu servir : j’avais un passeport, mais le pays qui l’avait émis n’existait plus. Je flottais.

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