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Chronique «Points de vie»

Le monde ? Un porte-greffe en puissance, par Emanuele Coccia

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Face à un objet cassé, une technique napolitaine ne cherche pas à restaurer l’état d’origine, mais à lui inventer un autre usage. Ce qui est vrai pour un objet l’est pour la planète : la réparer en inventant des futurs possibles.
Extrait du livre de Jeanne Gang : L'art de greffer en architecture (Park Books. Studio Gang)
par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 13 avril 2024 à 13h13

Comme beaucoup d’intellectuels allemands de la première moitié du XXe siècle, le philosophe Alfred Sohn-Rethel avait échappé aux difficultés matérielles de la crise de l’Allemagne pré-nazie en s’exilant dans le sud de l’Italie. Et c’est entre Capri-Positano et Naples que cet ami d’Adorno, de Krakauer et de Benjamin a avoué avoir compris ce qu’est la technique. Il peut paraître étrange qu’un Allemand du XXe siècle découvre la nature des machines dans un lieu où rien n’a vraiment fonctionné depuis des siècles.

Pourtant, la révélation eut lieu non pas malgré, mais précisément parce que, comme l’a écrit Sohn-Rethel, «à Naples, les dispositifs techniques sont toujours cassés, et ce n’est qu’exceptionnellement, par une étrange coïncidence, que l’on rencontre quelque chose d’intact». «L’essence de la technologie, poursuit-il, consiste à faire fonctionner ce qui est cassé» : c’est l’intuition «qui permet d’inverser un défaut en un avantage salvateur avec un sourire sur les lèvres».

Mais ce n’est pas tout. Face à un objet cassé, la technique napolitaine ne cherche pas à restaurer l’état d’origine, mais à lui inventer un autre usage. «Un moteur de roue cassé,