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Libération
La chronique de Lola Lafon

Les directeurs de casting de la précarité, par Lola Lafon

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Chronique «Ecritures»dossier
Chaque jour, nous évaluons ceux et celles qui sollicitent notre aide. Nous sommes devenus des spécialistes de rien qui estimons tout, et vous aussi, madame, aux cheveux peroxydés, assise au pied d’un distributeur de banque.
En 2018, sur les Champs-Elysées, à Paris. (Alain Guilhot/Divergence)
par Lola Lafon, écrivaine
publié le 4 février 2023 à 11h22

Madame,

Nous nous croisons plusieurs fois par semaine ; il nous arrive d’échanger quelques mots, laborieusement, parce que nous ne parlons pas la même langue. Tout autour, ce ne sont que pas pressés, trajectoires décidées vers les grands magasins, les bureaux ou les espaces de coworking. Vous, vous restez là, assise au pied d’un distributeur de banque, non loin de la rue Saint-Lazare. Le savez-vous, madame, nous, qui tous les jours passons devant vous, sommes des spectateurs. Chaque jour, nous jaugeons la véracité, la crédibilité de ceux et celles qui sollicitent notre aide. La misère qui nous convainc est celle qui ne nous incommode pas trop : elle est sans odeur, sans colère, sans discours incohérent, sans haleine alcoolisée. Une misère comme au cinéma. Les stigmates brutaux de la précarité nous éloignent aussi sûrement qu’un excès de beauté ou de santé. Il faut, pour nous émouvoir, avoir l’air «pour de bon» dans le besoin. Mais il faut éviter d’avoir l’air d’être un peu trop dans le besoin. Nous vous évaluons d’un seul coup d’œil, vous et votre sac à dos gris, votre pull turquoise et cette couverture rouge sombre dans laquelle vous vous emmitouflez quand il pleut.

Vous et votre blondeur peroxydée, ces cheveux teints qui attirent les regards. Un révélateur est un produit indispensable à toute coloration capillaire, vous ne pourriez pas être platine sans lui. Et vous, madame, en êtes également une, révélatrice. Votre présence oxygénée met en lumière les limites de notr