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Chronique «Points de vie»

Les illusions perdues des réseaux sociaux, par Emanuele Coccia

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Le numérique promettait une utopie, un espace sans hiérarchie, plus inclusif, où chaque individu tendait à devenir artiste et auteur. L’intuition qu’une multiplicité peut produire spontanément son propre progrès. Ce pari ne pouvait pas être gagné…
Extrait du projet «Abglanz» d'Alina Frieske, 2019, Fabienne Levy Gallery. (Fabienne Levy Gallery)
par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 18 janvier 2025 à 7h31

C’est l’invention de l’imprimerie qui a permis l’émergence d’une figure jusqu’alors inédite : celle de l’éditeur. L’imprimerie est un procès de mécanisation de la reproduction de l’écriture : un texte n’a plus besoin d’être copié, il se multiplie presque spontanément, atteignant un public qui n’aurait jamais eu les moyens de posséder un manuscrit. Si les manuscrits faisaient de la circulation de la parole une affaire privée, l’imprimerie permettait désormais d’assimiler l’existence d’un livre à la même universalité à laquelle seule la loi, politique ou religieuse, accédait. C’est précisément pour cette raison qu’un choix préalable s’est imposé : quels ouvrages et quels livres doivent être multipliés à l’infini ? Quels ouvrages doivent être lus par tous ? L’édition est devenue l’art de la production du canon : si la publication, c’est-à-dire la transformation de la parole en fait public, n’était plus entre les mains de l’autorité, il fallait créer un art pour choisir et sélectionner les œuvres qui acquerraient le même statut que la loi en termes de diffusion.

On est auteur parce qu’on est son propre éditeur

L’invention de l’espace numérique a donné un tour étrange à l’universalité de la parole. Les réseaux sociaux ont en effet multiplié la figure de l’éditeur au point de la faire coïncider avec celle de l’écrivain. Etre sur Instagram, Facebook, TikTok ou Red, c’est non seulement être auteur, mais aussi être son propre éditeur. On est auteur seulement parce qu’on est son propre éditeur. L’écriture et l’édition coïncident sur