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Libération
Chronique «Points de vie»

Les marques de l’âme, par Emanuele Coccia

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Si l’art du portrait est difficile, les vêtements peuvent être scénarisés pour raconter notre histoire : soie, coton, laine ou tweed commencent à parler de nous dès que nous les portons, la mode se fait plutarchienne.
Lors du défilé Maitrepierre, collection prêt-à-porter Femme printemps-été à la Fashion Week de Paris en septembre 2022. (Dorian Prost/Libération )
par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 24 juin 2023 à 4h26

Il n’est jamais facile de parler de soi. Il y a toujours le risque d’en dire trop ou pas assez. Pendant des siècles, nous avons cru qu’il suffisait de dresser une liste exhaustive des événements que nous avions vécus : nous sommes ce qui nous est arrivé, pensons-nous, et c’est l’importance et la résonance de ces événements qui font briller notre visage. Pourtant, lorsque nous essayons de comprendre qui est notre proche, nous ne pensons pas à ce qui lui est arrivé. Nous observons ses gestes les plus insignifiants, nous passons en revue les détails les plus cachés de son visage. Un récit biographique n’est pas une chronique : notre personnalité s’exprime souvent dans des moments inattendus et ce n’est pas forcément la chronologie de ce qui nous est arrivé qui dessine le plus fidèlement notre visage.

C’est Plutarque, philosophe et prêtre du temple d’Apollon à Delphes, qui vivait aux Ier et IIe siècle de notre ère, qui l’a compris le premier : raconter une vie ne signifie pas s’attarder longuement sur les grandes actions accomplies au cours d’une vie, même lorsqu’elles sont très célèbres. «Ce n’est pas dans les actions les plus bruyantes que se manifeste la vertu ou le vice», écrit-il dans la préface de sa biographie d’Alexandre le Grand. «Souvent, poursuit-il, une action ordinaire, un mot, une plaisanterie en disent beaucoup plus long sur le caractère d’un homm