Depuis des siècles, nous mesurons notre identité politique à l’aide de nos pieds : c’est le sol, le morceau de monde que nos pieds touchent et mesurent, pas à pas, que nous prenons comme unité de mesure de l’espace et de la planète Terre. La géographie n’est que le résultat de cet effort de traduire nos représentations du monde – de l’endroit où nous sommes et de ce qui l’entoure – à partir des pieds. Et dans une sorte d’astrologie inversée, à laquelle nous croyons aveuglément, nous prétendons «être» ce morceau de terre que nos pieds ont touché (du moins idéalement) le jour de notre naissance.
Or, faire des choses avec ses pieds n’est jamais un signe de grande dextérité. Mais mesurer le monde et nos visages avec nos pieds est, pour sûr, la preuve d’une grave stupidité.
Nous ne faisons pas beaucoup confiance à nos pieds, et pour cause : nous devons les protéger du contact avec les aspérités du sol, et nous les utilisons rarement pour nous déplacer. Ils sont faibles, fragiles et extrêmement lents. Si c’était pour nos pieds, nous pourrions à peine bouger. L’une des conséquences de l’obstination aveugle de penser l’espace avec les pieds est précisément celle de nous considérer comme des êtres relativement stables – fixés en un lieu, toujours, depuis notre naissance – alors qu’en réalité tout notre corps est fait pour bouger et dépasser – au moins par les sens – le lieu où nous sommes.
Nos pieds ne voient pas, n’embrassent pas le monde plus que quelques centimètres carrés à la fois.