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Chronique «Ecritures»

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Chronique «Ecritures»dossier
Suite à la saillie sexiste d’un chroniqueur télé relative à l’apparence physique d’une artiste, l’indignation monte : une chanteuse jugée non «fantasmable» pourrait «donner» ses chansons à d’autres considérées plus séduisantes ? Vraiment ?
par Jakuta Alikavazovic, écrivaine
publié le 16 avril 2021 à 21h50

«Elle a du talent, cette fille, vraiment – mais qu’elle donne ses chansons à des filles sublimes» (1) : l’une de ces phrases navrantes, à la fois prévisibles et surprenantes, par l’aperçu qu’elles offrent du mystère le plus banal de l’Occident : la capacité de certains à mettre leur regard, leur désir, au centre du monde, comme si cela allait de soi. L’une de ces phrases qui, immédiatement, pour ainsi dire mécaniquement, génèrent un tollé ; et cette mécanique de l’indignation, même légitime, est de celles qui nous emprisonnent ; et moi, je me trouve bien assez prisonnière comme ça ; aussi mets-je l’exercice de ma liberté dans la discipline (car c’est une discipline) qui consiste à garder mon calme, tenir mon cap, persévérer. L’indignation, même légitime, devient un obstacle lorsqu’elle est trop souvent sollicitée.

Pourtant, j’y pense, à cette phrase-ci. Malgré moi, j’y pense. Beaucoup a déjà été dit sur cette saillie relative à l’apparence physique d’une artiste, qui serait, pour résumer, trop ingrate pour la lumière –trop ingrate pour qu’elle puisse jouir en personne de son talent et des fruits de celui-ci. Non, il vaudrait mieux qu’elle donne ses chansons à d’autres. Qu’est-ce qui ne passe pas, cette fois-ci ? Je crois que c’est ce verbe. Donner. Il vaudrait mieux qu’elle donne ses chansons. Pas qu’elle les confie, pas qu’elle les vende, pas qu’elle les prête ; non, qu’elle les donne. Une femme – une femme dont on décrie le manque de «fantasmabilité» (2) – peu