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Libération
Guerre culturelle

Qu’est-ce que le «wokisme», ce bouc émissaire de Trump, de la droite française et d’une partie de la gauche ?

«Wokisme», le grand méchant floudossier
La réélection de Donald Trump a remis en lumière le concept flou censé désigner une gauche intellectuelle et militante trop focalisée sur les questions de discriminations. Décryptage.
Donald Trump lors du rassemblement du 2 novembre à l’aéroport municipal de Gastonia (Caroline du Nord). (CHIP SOMODEVILLA/Getty Images via AFP)
publié le 21 novembre 2024 à 18h04

Les militants antiracistes, féministes et LGBT +, responsables de la victoire d’un homme raciste, sexiste et homophobe, Donald Trump ? Depuis les élections américaines du 5 novembre, le refrain plane dans l’air, petite musique aussi insidieuse qu’impalpable. Tout comme il aurait flotté pendant toute la campagne, selon un sondage de l’institut américain Blueprint, proche du camp démocrate, publié le 8 novembre. En troisième position après l’inflation et l’immigration, l’enquête présente comme clé d’explication du vote Trump la trop grande attention de Kamala Harris aux questions culturelles, telles que la transidentité, plutôt qu’aux intérêts de la classe moyenne.

Preuve du caractère brumeux du concept, Google a mesuré un pic d’audience du terme «wokisme» dans sa fameuse barre de recherche, où les demandes de définition ont battu des records le 6 novembre. Au point qu’une explication de texte semble nécessaire, notamment pour les internautes les plus néophytes qui se sont parfois retrouvés à transformer dans Google le «define wokism» en «qu’est-ce que le walking».

Bonne ou mauvaise nouvelle, il se trouve que le dictionnaire de l’Académie française vient d’inclure les termes «woke» et «wokisme» dans sa nouvelle édition actualisée – au contraire de «féminicide» ou de «homophobie», cherchez l’erreur. L’institution rappelle que le nom, plus usité en France quand les Américains lui préfèrent l’adjectif, dérive du verbe to wake («réveiller») et désigne «un courant de pensée, idéologie, né aux Etats-Unis dans les années 2000, qui prône l’éveil des consciences aux inégalités structurant les sociétés occidentales, et privilégient la lutte contre les discriminations notamment de nature raciste, sexiste et homophobe». Une vision limitée et orientée qui renvoie cette notion du côté de «l’idéologie», soit un système de pensée doctrinaire et structuré.

Cette définition oublie de rappeler la longue histoire des mobilisations afro-américaines pour les droits civiques, convoquant déjà le terme dès les années 60, à l’instar de Martin Luther King qui appelait à rester «awake through a great revolution» («rester éveillé au sein d’une grande révolution»). Plus récemment, c’est sous l’effet de la mobilisation Black Lives Matter dès 2013 que le terme a réapparu pour devenir un outil de disqualification de ces luttes dans la bouche de ses adversaires.

Nourries, des années après leur émergence, par l’apport universitaire des gender studies et des études postcoloniales, peut-on imputer à ces formes de militantisme intersectionnel la responsabilité de la contre-révolution qu’elles auraient entraînée ? La gauche démocrate aurait-elle commis une erreur en portant une vision «tribale» de la société, portée par une élite blanche et éduquée, guidée par un sens du «politiquement correct» synonyme de la «cancel culture» ?

Retour de balancier

En France, comme aux Etats-Unis, cette grille de lecture, partie de l’extrême droite, gagne du terrain. «Une contre-révolution woke», s’est félicitée sur TF1 Marion Maréchal, qui a salué dans la foulée de l’élection «la force de Donald Trump [qui] a été de contrarier cette lecture woke et racialiste de la société». Même chanson dans le JDD où, entre autres, l’éditorialiste canadien Mathieu Bock-Côté se met dans la peau d’un Américain moyen (soit un homme cis blanc hétérosexuel, à ses yeux) pour démonter les luttes antiracistes et LGBT+. C’est ensuite le philosophe Pascal Bruckner qui l’affirme, de façon plus nuancée, dans une tribune au Figaro : «Le déferlement du wokisme dans les universités et ses sottises effroyables ont bien favorisé l’irruption du trumpisme. Mais le contraire du politiquement correct ne peut pas être le politiquement abject.»

Diagnostic partagé pour l’écrivain franco-américain Thomas Chatterton Williams qui fustige dans la Croix «un identitarisme woke», «une démarche fondamentalement source de division [qui] a provoqué un énorme retour de balancier». Ou par des figures de gauche comme la philosophe Susan Neiman, soutien de Barack Obama, qui observe dans Philosophie magazine au lendemain de l’élection que de nombreux démocrates «pensaient qu’il fallait réfléchir en fonction des intérêts tribaux, et qu’un positionnement qui prendrait suffisamment en compte les préoccupations des femmes, des noirs et des latinos permettrait d’avoir une coalition suffisante pour gagner».

Pourtant, le fait est attesté, partagé, y compris par Susan Neiman : «Harris n’a heureusement pas du tout mené une campagne woke.» La candidate s’est tenue loin de ce type de discours et de mobilisations, elle n’a jamais mis en avant le fait qu’elle était une femme, ou qu’elle était noire. En revanche, Trump l’a martelé en permanence et mené une campagne ouvertement antiwoke, à coups de spots publicitaires transphobes associant Harris à la lutte pour les droits des personnes trans, clips dont le succès a contribué à disqualifier la démocrate. Pas étonnant de la part de l‘ex-présentateur qui a lancé sa carrière politique en relayant le mouvement des «Birthers» qui prétendaient nier à Barack Obama sa nationalité américaine. Il s’est ensuite construit en réaction contre la mobilisation Black Lives Matter, puis contre les droits des femmes, se faisant élire en 2016, après un président noir et contre une femme, et en 2024, contre une femme noire.

«Ce n’est pas nouveau. Ça fait des années qu’on explique, à droite comme à gauche, que le problème c’est le wokisme», soupire le sociologue Eric Fassin, professeur à l’université Paris-8 et spécialiste des études de genre. Le sociologue ne dédouane pas les mobilisations pour la défense des minorités de leurs excès et dérives, mais insiste : «Actuellement, le danger vient de l’extrême droite, pas du supposé wokisme, rappelle-t-il. Rendre les revendications minoritaires responsables de la haine des minorités est une victoire idéologique du trumpisme et de l’extrême droite. Mais ce n’est pas à cause des femmes qu’il y a du sexisme, ni à cause des noirs qu’il y a du racisme, ni à cause des homosexuels que l’homophobie existe, ni à cause des juifs que l’antisémitisme existe. Ce renversement est un déni de réalité sidérant. On ne veut pas admettre que les gens qui ont voté Trump au mieux sont indifférents, au pire adhérents à son discours néofasciste. Pourtant, il ne s’en cache pas, ni dans ses discours ni lors de l’assaut contre le Capitole.» On hésiterait à gauche à reconnaître cette radicalité sous prétexte que Donald Trump a obtenu une majorité populaire, obtenue démocratiquement.

Discours mou

Selon l’auteur de l’essai Misère de l’anti-intellectualisme. Du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme (Textuel, octobre 2024), l’opposition au wokisme ne revêt pas la même nature quand elle émane de la droite ou de la gauche. Si ses ressorts sont évidents dans le cas de la première, ils sont plus subtils à gauche, où Eric Fassin distingue deux courants. D’un côté, une gauche libérale qui appelle à un recentrage vers la droite et à faire des concessions envers les classes populaires dont on n’écouterait pas assez les souffrances, notamment face à l’immigration. De l’autre, une gauche très antilibérale qui estime que la défense des minorités a pris le pas sur la grille de lecture économique. Peu à peu, les deux courants finiraient par donner raison à l’antiwokisme de droite, incarné par excellence par Trump.

L’analyse électorale des scrutins américains est également au cœur du débat, puisque la rhétorique antiwoke repose sur l’hypothèse que Trump aurait gagné des voix auprès des minorités, révélant un fossé entre une gauche élitiste et diplômée qui serait déconnectée des classes populaires, quelles qu’elles soient. «Il faut croiser le paramètre du diplôme avec celui de la race, précise Eric Fassin. Parmi les non-diplômés, ce sont les blancs qui ont voté Trump. On a dit que les hommes noirs, qui avaient voté pour Biden, ne voteraient pas pour Harris. Or, c’est faux. Harris a moins réussi à mobiliser les femmes que prévu et a perdu des voix par rapport à Biden. Mais le problème, c’est l’abstention. Si elle a augmenté dans des Etats démocrates comme New York et la Californie, c’est parce que Harris a misé sur un discours centriste qui lui a fait perdre des voix à gauche.»

Enfin, l’un des paramètres centraux de la campagne, au cours de l’année écoulée, semble occulté de l’interprétation des résultats aboutissant à accuser une gauche trop woke : la question de l’antisémitisme, qui a déchiré les campus au fil de l’année. Après la démission de plusieurs figures, comme la présidente de Harvard, Claudine Gay, le discrédit subi par le milieu universitaire a fait place à une attaque en règle des politiques de diversité par la suppression des dispositifs de discrimination positive votés par la Cour suprême. «L’accusation d’antisémitisme aura été l’arme de la droite trumpiste contre la “diversité”, conclut Eric Fassin. Attaquer le wokisme a détourné l’attention du racisme, mais aussi de l’antisémitisme de l’extrême droite républicaine. Exactement comme en France.» L’électorat juif américain ne s’y serait pas trompé puisque, selon les premiers sondages de sortie des urnes, il aurait majoritairement choisi la candidate démocrate.