Les musées sont en péril. Ce n’est pas nouveau. Prenons notre totémique Louvre : en 1871, il a bien failli s’évaporer. Pendant la Commune, un brasier est allumé rue de Rivoli, la Bibliothèque impériale flambe, et il s’en faut de peu que le musée y passe. Qui s’en souvient ? Première Guerre mondiale : devant les combats qui avancent, une partie des collections est évacuée. Par charrettes. Jusqu’au bout du monde, c’est-à-dire dans le Finistère, mise à l’abri dans l’arsenal de Brest. Oui : par charrette la Joconde, par charrette la Liberté guidant le peuple. Qui s’en souvient ? Rebelote en 1939. Le directeur Jacques Jaujard craint les desseins du IIIe Reich, il a raison. Alors il organise l’exfiltration de 4 000 œuvres. 4 000 œuvres sortent de Paris, dissimulées dans des camions à cochons, direction les châteaux de la Loire. Oui : la Vénus de Milo dans un camion à cochon.
Quel est le péril aujourd’hui ? Emmanuel Macron l’a martelé devant tous les Français : «Nous sommes en guerre.» Et en guerre, les musées, ça ferme. Cette fois, l’ennemi n’en veut pas à nos collections nationales : pas de plan d’évacuation pour la Joconde. Jadis on faisait de l’exfiltration un art, celui de notre époque est de trouver moyen de pénétrer les musées.
Car les musées souffrent d’être vides. Portes closes depuis fin octobre. Une demi-année d’hibernation forcée. Musées en jachère. Des expositions, très coûteuses, sont restées sans visiteurs. Ainsi de la plus attendue de la saison dernière : Matisse, comme un roman au Centre Pompidou. 230 œuvres du maître de la joie ! Elle a été démontée en février dernier, et n’aura été visible que quelques heures, quelques jours, dans une micro-fenêtre de fin octobre. La tristesse face à la joie inaperçue.
Il faut «réinventer le musée»
On n’est pas en Egypte antique, on ne consacre pas des mois de travail à décorer, peindre, sculpter, divinement, un tombeau destiné aux ténèbres d’un mausolée. Le musée est l’anti pyramide : sa mission est de rendre les œuvres visibles. C’est une mission de la République, telle que la Révolution française l’a inventée. Va falloir réinventer le musée, dit Jean-Luc Martinez, directeur du Louvre. Le monde entier venait à Paris en pèlerinage, c’est terminé : le Louvre en 2019 c’était 9,6 millions, en 2020 ce n’est plus que 2,7 millions. Chute de 72%. «On va passer d’un Louvre au budget de 240 millions d’euros avec 2 300 salariés à un cycle déflationniste», dit-il dans Paris Match. L’Etat a promis une enveloppe de 334 millions d’euros pour la reprise d’activité des musées en difficulté, mais le milieu sait que ce sera insuffisant. Alors quoi ? Vendre des œuvres ? Ils font ça aux Etats-Unis. Le 15 octobre, le Brooklyn Museum à New-York a mis en vente aux enchères douze de ses œuvres, de Courbet à Cranach l’Ancien en passant par Corot. Là-bas, ils ont même une date butoir : jusqu’au 10 avril 2022, les institutions sont autorisées à se «débarrasser» des œuvres pour assurer leurs frais. Mais pas en France. Le régime des musées français est régi par l’inaliénabilité des collections : un musée labellisé Musée de France ne peut se départir de ses collections pour financer quelque projet que ce soit. On respire ? Ou bien les musées vont s’effondrer ?
Pourquoi se renfermer entre quatre murs alors que les terrasses des bistrots vont se parer de tous leurs appâts estivaux ?
Pourquoi retourner aux musées ? Par citoyenneté ? Oui, bien. Pour rincer sa dépression ? Oui oui, très bien. Pour se cultiver ? Ben tiens. Pour frimer ? Allez. Ces raisons ne sont pas mauvaises. Chacun les siennes.
Mais le besoin de sacré chez un spectateur, ça peut exister. Rien qu’au Louvre : regardez le Gladiateur Borghese. Regardez l’Hermaphrodite endormi. Et la Vénus de Milo. Trois postérieurs célestes. Il suffit qu’un artiste ait joué de sa vie pour sculpter dans le marbre ou peindre par les pigments une paire de fesses archangéliques pour que la misère de notre existence covidée s’éclipse. Au fond, voilà une mission sacrée de nos institutions muséales : offrir des postérieurs qui font croire au divin. Don impudique et euphorique. Des statues non contaminées, non masquées, non vaccinées, aux postérieurs séculaires par lesquels on entre au paradis en gardant la dignité de leur secret. Et quand vous y serez, tandis que malgré vous votre main se lèvera vers la statue pour l’effleurer et y goûter, quand vous entendrez le gardien qui vous gronde : «On ne touche pas !», vous sourirez bêtement, béatement, désolé, fébrile, plus intense que jamais. La vie sera là, ce sera du miracle.
J’ai hâte de me faire gronder.
Musées : ouvrez-vous, nous allons entrer.