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TRIBUNE

Avec Bruno Latour, le monde devenait un conte de fées, par Emanuele Coccia

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Pour l’être féerique qu’était le philosophe des sciences, l’espace d’un laboratoire scientifique était aussi enchanteur que la cave de l’apprenti sorcier. Avec lui, la distinction entre les choses et les gens, et celle entre l’humain et le non-humain, s’est estompée et a cessé de vraiment compter.
Le sociologue Bruno Latour, à Paris, en 2018. (Rafael Yaghobzadeh/Hans Lucas)
par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 10 octobre 2022 à 16h11

Il y a des êtres humains qui ont un pouvoir qu’il est difficile de définir. Ils ne se contentent pas de révéler la véritable nature du monde, ou de donner à chacune de ses créatures sa propre voix, différente des autres. A travers leurs mots, le monde change, devient plus peuplé, plus dense, plus vivant, comme si la réalité devenait proche d’un conte de fées. Bruno Latour était l’une de ces personnes.

Il y avait quelque chose de féerique, tout d’abord, dans le geste théorique qui caractérisait ses premiers travaux : celui d’appliquer aux scientifiques et aux laboratoires scientifiques le même regard et la même méthode que ceux appliqués à l’étude des cultures des peuples sans écriture – ceux-là mêmes que la science avait contribué à définir comme «primitifs». Bien évidemment, il y avait beaucoup d’ironie à traiter l’apogée de la modernité occidentale comme s’il s’agissait d’un mythe, d’un conte de fées, et à qualifier les scientifiques de «sauvages». En fait, les résultats de cette enquête ont été fabuleux : tout comme dans l’univers des contes de fées russes étudiés par Vladimir Propp ou dans celui des mythes analysés par Claude Lévi-Strauss, la réalité a cessé d’être l’interactio