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Libération
TRIBUNE

Bernard Tapie, un héros de notre temps selon Macron

Dans un texte publié par «la Provence», le président de la République a fait de l’homme d’affaires un modèle de réussite sociale et un symbole du «tout est possible». Une fascination pour le «chacun pour soi» qui empoisonne pourtant nos sociétés depuis plusieurs décennies.
Bernard Tapie, le 7 juillet 1990 à Rome. (Jean-Laurent Lapeyre/AFP)
par Gildas Renou, Enseignant-chercheur en science politique, Université de Lorraine
publié le 7 octobre 2021 à 11h05

Le président de la République a livré aux lecteurs de la Provence un vibrant hommage personnel à Bernard Tapie, disparu le 3 octobre. Cet acte est suffisamment peu fréquent pour être noté : rares sont les personnalités qui ont eu droit à un hommage présidentiel rédigé en première personne. A la lecture attentive de cette louange, on comprend mieux la raison de la surprenante apologie. Elle ne répond pas seulement à l’émotion du supporteur de football ou à une possible stratégie électorale. Emmanuel Macron considère Bernard Tapie comme un véritable héros de notre temps. Ayant «conquis la France et l’Europe», il incarnerait un idéal de la réussite sociale, une «source d’inspiration pour des générations de Français». Et d’enjoindre les jeunes générations à placer leurs pas dans ceux de ce modèle. «C’était cela Bernard Tapie. Une force. Une volonté. Une rage de vaincre qui semblait dire à tous ceux qu’il croisait : gamin, tout est possible.»

Faire de l’argent, toujours davantage

Pour le Président, un seul critère, presque darwinien, suffit à faire de Tapie ce héros donné à l’admiration de tous : il a réussi. Ce qui signifie précisément : il a gagné beaucoup d’argent au grand jeu de la vente et de l’achat d’entreprises. Peu importent les moyens, les libertés prises avec la morale ordinaire, avec le fair-play sportif et avec le droit. Le sort que Tapie réservait aux salariés des sociétés qu’il rachetait pour un franc symbolique est soigneusement oublié. Ses ingénieuses méthodes de captation des financements publics à des fins privées également. Son succès est seulement assimilé à celui «de son bagout et de son travail». Il faut beaucoup d’aveuglement pour ne pas voir combien «les réussites» de Tapie ont caché de lourdes contreparties socio-économiques (chômage, argent public, etc.). Ses «redressements d’entreprises» visaient d’abord la hausse artificielle de la valeur des actions par des licenciements massifs. Les anciens salariés de Wonder, entre autres, s’en souviennent.

Il reste toutefois une énigme. Comment le président de République, c’est-à-dire celui qui occupe la fonction cardinale de gardien des institutions du pays, peut-il reconnaître un aventurier des affaires comme une figure héroïque, quasiment digne des honneurs de la patrie reconnaissante, voire du Panthéon ? Comment sommes-nous passés de Victor Hugo, Marie Curie et Jean Moulin à Bernard Tapie ? Un début de réponse est donné par deux expressions que le court texte martèle : «croire en nos rêves» et «tout est possible». Comme le personnage balzacien d’Eugène de Rastignac dont Macron a reconnu qu’il lui avait offert un modèle d’identification adolescente, la geste de Bernard Tapie − qui semble avoir authentiquement fasciné Emmanuel Macron − constituerait un exemple éclatant de réalisation personnelle. Tapie serait un professeur d’ambition, un Rastignac d’aujourd’hui qui aurait eu la générosité de partager ses talents avec le plus grand nombre afin de réconcilier le peuple français avec l’entreprise. L’émission de télévision qu’il animait jadis ne s’intitulait-elle pas Ambitions ? Ne doit-on pas considérer ce séduisant autodidacte de la finance et des affaires comme un précurseur de la «start-up nation» régulièrement promue par le Président depuis 2017 ? Il faut porter attention à la marchandise qui est joliment vendue comme celle qui contiendrait nos «rêves». Ces rêves, ce sont avant tout les désirs d’enrichissement, d’accumulation de signes extérieurs de réussite (les sociétés multiples, les yachts luxueux, le jet privé…). Des signes de puissance accumulée dans le monde de l’argent. Faire de l’argent, toujours davantage. Ce qui nous est explicitement offert comme un modèle d’existence est donc une hubris démesurée, illimitée, que n’arrête aucun doute, aucun principe de réalité, aucun Tiers.

De la réussite individuelle

En dessinant dans un imaginaire qu’avait déjà activé Nicolas Sarkozy, presque mots pour mots il y a plus d’une décennie («Ensemble, tout devient possible», slogan de la présidentielle de 2007), Emmanuel Macron entre peut-être en campagne électorale. Mais surtout, il offre à ses concitoyens l’image sans fard du type de société qu’il promeut : une société dans laquelle une valeur superlative est reconnue à ceux-là même qui savent ruser avec les règles de la vie collective et avec les deniers publics. Pas vu, pas pris. Même pris, ce n’est pas si grave, hein ! Inviter les jeunes Français et Françaises de 2021 à réussir leur vie comme Bernard Tapie laisse songeur. Schématiquement, cela revient à dire : «Enrichissez-vous par tous les moyens ! Soyez plus rusé que votre voisin ! Trichez, baratinez, mentez : cela fait partie du jeu de la réussite !» Sur un plan strictement objectif (et non moral), ne peut-on pas contester la pertinence cette idéalisation, selon une logique libertarienne datée (celle des années Reagan), de l’imaginaire du self-made-man qui fait fortune à la seule sueur de son talent, malgré les carcans réglementaires et administratifs qui brident sa créativité ? Dans une société qui doit opérer une transition vers davantage de soutenabilité socioéconomique, énergétique et écologique, le modèle de la réussite tapienne n’apparaît pas seulement comme indéfendable. Il est complètement dépassé, obsolète. Le jet privé n’a pas d’avenir.

On n’aura pas l’outrecuidance de conseiller au Président la relecture de son bon maître revendiqué, Paul Ricœur, particulièrement sensible à la vulnérabilité de l’agir humain. On peut simplement inviter le futur candidat (et ses concurrents à l’élection présidentielle) à mettre en question la funeste religion de la réussite individuelle gagnée aux dépens des autres, une fascination qui empoisonne nos sociétés depuis plusieurs décennies et dont la glorification présidentielle de Bernard Tapie, après l’imprudent adoubement mitterrandien, n’est qu’un avatar. Cette croyance est immature et fautive : elle veut ignorer que mon bonheur dépend de celui des personnes et de l’environnement avec lesquels je vis. Et, comme l’ont montré de nombreux travaux de sciences humaines, elle est nocive au plan social car elle légitime la destruction des multiples liens qui tissent l’interdépendance de nos destinées.

La vie sociale est une vie en commun : la société ne se décline pas entre ceux «qui ont réussi» (selon le jugement dernier sanctionné par le niveau de leurs comptes en banques) et ceux «qui ne sont rien (sic)» car ils n’auraient pas eu le courage d’entreprendre, la grandeur d’innover. Cet éloge à l’ambition, rouée et désinhibée, qui invite nos concitoyens à réussir, chacun pour soi (i.e. à engranger le maximum de ressources pour sa pomme, le reste du monde pouvant s’effondrer), est une absurdité sociologique et écologique. Et probablement une inconséquence politique.