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TRIBUNE

«Chère Laetitia Strauch-Bonart, la gauche s’oppose aux inégalités, la droite, elle, s’oppose à la gauche», par Guillaume Allègre

Suite à la parution dans «le Figaro Magazine» d’un entretien croisé entre la journaliste libérale et conservatrice Laetitia Strauch-Bonart et Eric Zemmour, dans lequel elle s’attaque à la gauche qui instrumentaliserait la lutte contre la pauvreté, l’économiste Guillaume Allègre réplique.
Laetitia Strauch-Bonart, à Paris, en 2022. (Tudal Legrand /Hans Lucas. AFP)
par Guillaume Allègre, économiste à l’OFCE, centre de recherche en économie de Sciences-Po
publié le 18 mars 2025 à 11h11

Chère Laetitia,

Nous nous sommes croisés chez des amis communs, à une époque de nos vies où, peut-être, nous rencontrions plus de personnes ayant des parcours politiques différents. Si je m’adresse à toi publiquement, c’est que tu as récemment tenu des propos dans un entretien croisé au Figaro Magazine (paru le 7 mars) qui méritent, à mon sens, une réponse publique. Ces propos sondent les motivations profondes de la gauche : «Je n’ai pas l’impression que la gauche cherche à réduire la pauvreté : j’ai surtout l’impression qu’elle cherche à nuire aux riches et à promouvoir une politique fiscale confiscatoire, quel que soit son impact réel sur la pauvreté. Ce n’est qu’un exemple. L’opposé de la gratitude, c’est le ressentiment.» En d’autres termes : la droite, c’est la gratitude, la gauche, le ressentiment.

S’attaquer à «la gauche» est facile, car «la gauche» n’a pas d’adresse postale ou de compte LinkedIn. Je ne me ferai pas le porte-parole ou le ventriloque de la gauche, même si je conclus mon livre Comment verser de l’argent aux pauvres dans une perspective sociale-démocrate, donc de gauche. J’aime bien cette définition du clivage gauche-droite : la gauche s’oppose aux inégalités, la droite s’oppose à la gauche. Ce n’est pas une leçon de morale, c’est comme une boutade, mais descriptive.

Il est facile de s’attaquer à «la gauche» par une attaque suffisamment peu précise pour que l’on ne puisse y répondre, mais tout de même suffisamment incisive pour qu’elle joue son rôle diffamatoire. La gauche ne chercherait pas à réduire la pauvreté. Mais qui s’est battu pour les congés payés ? Les allocations chômage ? Les conventions collectives ? Les retraites ? Le RMI ? Et pourquoi ? Par ressentiment ? (!) L’attaque n’est pas nouvelle : en 1990, quelques heures avant sa démission, Margaret Thatcher disait déjà en réponse à une question sur les inégalités que la gauche «préférait que les pauvres soient plus pauvres tant que les riches sont moins riches». Les politiques de son gouvernement ont bien eu les effets attendus en matière d’inégalités et de pauvreté…

Mais cette réponse sur le fond ne suffira jamais à inverser «ton impression». Mais peut-on vivre ensemble en nous opposant de simples impressions, en s’adressant aux émotions plutôt qu’à la raison ? «La gauche» est faillible, et l’économie complexe. La stratégie de l’extrême droite est de rejeter tous les problèmes sur la gauche, de projeter sur la gauche ses propres turpitudes, non pour y remédier, mais pour les justifier. Il s’agit de mettre le projecteur sur la gauche pour cacher ses propres zones d’ombre.

Les mauvais sentiments de la gauche

Ton propos va nettement plus loin que l’ordinaire rhétorique de la réaction. Depuis Malthus, le discours conservateur consiste à dire que la lutte contre la pauvreté est contre-productive : la gauche serait pleine de bons sentiments, mais ses efforts ne feraient qu’augmenter la peine de ceux qu’elle est censée aider. Mais tu dis autre chose, que la lutte contre la pauvreté est en fait une façade, et que «la gauche» n’est motivée que par des mauvais sentiments. Placer la droite, non pas dans le camp du réalisme, mais carrément dans le camp du bien, revient à ouvrir un boulevard à l’extrême droite qui ne pécherait que par excès. Mais comment peut-on être excessif quand on est dans le camp du bien, dans la gratitude plutôt que le ressentiment ?

Si «la gauche» n’a pas d’adresse postale, ton interlocuteur dans cet entretien croisé, Eric Zemmour, en a une. Il a même un programme dont le volet social ne contient aucune mesure sociale. Toutes les mesures y portent la marque du… ressentiment. Son programme de 2022 en la matière est le suivant : «Supprimer les aides sociales non contributives pour les étrangers extra-européens» ; «supprimer les soins gratuits pour les étrangers clandestins»… Dix propositions au total, qui consistent toutes à restreindre l’aide sociale, à en exclure certaines populations, généralement étrangères. Dans la lutte contre la pauvreté, le ressentiment serait du côté de la gauche ? La lutte contre la pauvreté serait instrumentalisée pour s’attaquer aux riches ? Que reste-t-il du conservatisme sans l’obligation de décrire les choses telles qu’elles sont ?

Laetitia, si tu es réellement intéressée par les politiques de lutte contre la pauvreté, il y a beaucoup d’associations qui y travaillent dont ATD Quart Monde, le Secours populaire et même le Secours catholique, dont le fondateur a écrit le rapport qui a préfiguré le RMI en 1989. Ces associations ne demandent pas leur couleur politique aux volontaires, bénévoles et alliés, mais (spoiler) tu risques d’y croiser «la gauche», voire peut-être le peuple de gauche.

Par ailleurs, j’entends le discours selon lequel il ne faut pas traiter les plus pauvres comme des victimes, je l’entends bien, car c’est le discours de toutes les associations qui luttent sur le terrain contre la pauvreté, loin des caricatures germanopratines. Il faut traiter tout le monde avec dignité, et pour cela, il s’agit de donner des droits et non l’aumône. La solidarité nationale envers tous les résidents permet justement de sortir à la fois de la misère et de relations de charité paternaliste.

Je suis toujours disponible pour parler sérieusement de lutte contre la pauvreté.

Bien à toi,

Guillaume

Guillaume Allègre a codirigé avec Philippe Van Parijs : Pour ou contre le revenu universel ? PUF, 2018, et a publié Comment verser de l’argent aux pauvres. Dépasser les dilemmes de la justice sociale, PUF, 2024.
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