Après avoir rendu publiques les images de son agression physique, un soir à Paris en 2018, Marie Laguerre a subi une vague de cyberviolences. Vendredi 17 mars, l’un de ces cyber-agresseurs, un ancien enseignant de 42 ans, a été condamné par le tribunal de Nancy à quatre mois de prison avec sursis, assortis d’un stage de citoyenneté et d’une amende de 800 euros. Il faut s’en réjouir, car cette affaire est emblématique d’une même haine contre les femmes exercée dans la rue et en ligne, un continuum encore trop peu interrogé.
Ni l’homme qui a harcelé Marie Laguerre en pleine rue avant de la frapper, ni celui qui l’a insultée sur Facebook n’estiment avoir fait preuve de sexisme. Tous deux s’en sont d’ailleurs péniblement défendus. Avant d’être condamnés. Et si les centaines d’hommes qui se sont acharnés sur l’étudiante, via Internet, avaient été identifiés et poursuivis, il eût été étonnant qu’un seul d’entre eux s’excuse de la misogynie crasse dont il a fait preuve.
Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit. Ce que subit Marie Laguerre, c’est une violence fondée sur le genre, qui touche les femmes de manière disproportionnée et parce qu’elles sont des femmes. Le lien entre ce type de violence et les relations de pouvoir historiquement inégales entre les femmes et les hommes est établi par des textes internationaux comme la convention d’Istanbul. Il y a cinq ans, un rapport du Haut Conseil à l’égalité alertait sur l’ampleur du phénomène et pointait que ces violences ont pour objectif de «contrôler la place des femmes et les exclure de l’espace public présentiel ou numérique». Dans la rue, comme sur Internet, les hommes agissent comme des propriétaires : de l’espace public et de celles qui l’empruntent. Certains d’entre eux se sentent libres d’importuner, de jauger, d’insulter, d’humilier. Et de devenir violents lorsque leur gibier se rebiffe.
En France, selon la Fédération nationale des usagers des associations d’usagers des transports, 87 % des femmes ont été victimes d’agissements sexistes, de harcèlement sexuel, d’agression sexuelle ou de viol dans les transports en commun. Sur Internet, elles ont deux fois plus de risques que les hommes d’être ciblées en raison de leur genre d’après une étude américaine de 2017. Si tout le monde est potentiellement insultable en ligne, 84 % des victimes sont des femmes, a mesuré récemment une enquête Ipsos. Attendez, je n’ai pas fini : sur Twitter, selon Amnesty International, les femmes noires ont 84 % plus de risques que les femmes blanches d’être visées par des messages violents, ajoutant le racisme à la misogynie.
Internet est aujourd’hui l’espace public le plus important dont nous disposons. C’est également un lieu où les femmes et les personnes minorisées – encore largement sous-représentées dans la mise en récit médiatique de la société – peuvent prendre la parole. Aucun #MeToo, aucun réveil sur la question des violences et du harcèlement, n’aurait été possible sans cette formidable caisse de résonance que constituent les réseaux sociaux. C’est l’espace où nous avons collectivement réalisé que nos stigmates pouvaient constituer des sujets politiques. Et c’est parce qu’il est un lieu de galvanisation qu’il est également un centre de tir pour ceux que ces paroles irritent.
Une violence encore souvent considérée comme un trait d’humour
Cette violence qui s’étale dans l’espace public, physique comme numérique, n’est toujours pas vue pour ce qu’elle est fondamentalement : une haine et un mépris des femmes, un refus catégorique de les voir prendre la place qui leur revient pourtant de droit (constitutionnel). Cette violence est encore souvent considérée comme un trait d’humour, une spécificité culturelle.
Résultat, si l’on additionne les femmes directement visées par la cyberviolence, celles qui connaissent une victime et celles qui l’observent en spectatrices, 85 % des femmes sont concernées par le phénomène, selon une analyse britannique de 2021. De la même manière qu’une insulte transphobe, antisémite ou négrophobe ne va pas affecter uniquement la personne à laquelle elle est directement adressée, le climat de violence à l’égard des femmes sur Internet a un effet sur (presque) toutes. Ce qu’a vécu Marie Laguerre, soit l’agression physique après s’être insurgée contre le harcèlement de rue dont elle était victime, et puis, parce qu’elle l’a dénoncé, la violence misogyne via Internet, s’apparente à une alerte, une menace adressée aux femmes : «Tais-toi fillette, baisse les yeux, sinon regarde ce qui va te tomber dessus.»
Le fait que l’expression «harcèlement de rue» soit entrée dans le langage courant est relativement nouveau. Avant, on appelait ça «drague», ou la plupart du temps on ne l’appelait pas. Il s’agissait de quelque chose d’embarrassant pour nos déplacements, au même titre que les déjections canines sur le trottoir. Nous faisions attention où nous mettions les pieds et nous continuions notre chemin, mâchoires serrées, voilà tout. L’utilisation de l’expression a permis de politiser la problématique et d’en saisir la dimension sexiste.
Les violences contre les femmes sont pourtant, dans l’immense majorité des cas, des violences masculines. Dans le cas des cyberviolences contre elles, des hommes sont impliquéśs dans au moins 74 % des cas d’après une enquête Ipsos. Les politiser, ce serait arrêter de se concentrer sur la cible et se demander qui sont les auteurs des abus. Il s’agit désormais d’analyser le phénomène pour ce qu’il est, et bien le nommer : un nouveau moyen pour la misogynie de s’exprimer, au détriment de la place et de la parole des femmes.