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Libération
TRIBUNE

Entre Poutine et Gorbatchev, un ultime dialogue muet

«Qu’est-ce qui a pu traverser l’esprit du président russe devant la dépouille de son prédécesseur ?» s’interroge le politologue Andreï Gratchev, proche du défunt. Il estime que le maître du Kremlin, qui entraîne son pays dans une fuite en arrière, fait pâle figure face au dernier dirigeant de l’URSS.
Vladimir Poutine et Mikhaïl Gorbatchev en octobre 2006 lors de la session du 6e Forum germano-russe à Dresde. (Dmitry Astakhov /AFP)
par Andrei Gratchev, ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev
publié le 5 septembre 2022 à 16h30

Selon le service de presse du Kremlin, c’est à cause d’un «emploi de temps très chargé» que Vladimir Poutine n’a pas assisté aux obsèques de Mikhaïl Gorbatchev. S’il pouvait l’apprendre, cette nouvelle ne devait pas trop étonner le dernier président de l’Union soviétique, mort dans la nuit du 30 au 31 août dans l’Hôpital clinique central à Moscou.

Dans les années précédentes, les contacts entre ces deux chefs du même Etat, l’ancien et l’actuel, étaient rares et restaient plutôt protocolaires. Gorbatchev lui-même me confiait ainsi qu’à plusieurs occasions, malgré les rendez-vous pris, Poutine justifia l’annulation des rencontres promises par d’autres engagements. Cette fois, leur rencontre a finalement eu lieu. Vladimir Poutine s’est rendu le 1er septembre à l’hôpital pour déposer un bouquet de roses rouges près du cercueil. Après quelques minutes auprès de la dépouille, il a incliné sa tête, s’est signé et a quitté les lieux.

Bateau ivre

Gorbatchev n’a eu droit ni au deuil national, ni à la présence à ses funérailles des chefs d’Etat et autres personnalités étrangères, à l’exception du Premier ministre hongrois, Victor Orban,. En absence des notables du régime, des milliers des moscovites, tout comme des gens venant d’autres régions, se sont rendus dans la salle des colonnes à Moscou pour exprimer leur chagrin et remercier leur ancien Président pour cette bouffée de liberté et d’espoir qu’il leur a offert. Cette présence aurait autant plu à Gorbatchev que l’absence des autres.

Qu’est-ce qui a pu traverser l’esprit de Vladimir Poutine durant le temps qu’il a passé devant le corps de son prédécesseur ? S’est-il souvenu que c’est plus à lui qu’il devait sa montée au sommet du pouvoir russe qu’à son mentor Boris Eltsine ? Sans la perestroïka et les réformes engagées par Gorbatchev, qui ont provoqué la chute du système communiste et l’éclatement de l’Union soviétique, il aurait pu continuer tranquillement sa carrière au sein des structures du KGB alors que Gorbatchev a son poste du Secrétaire général du parti à vie resterait maître du Kremlin ignorant son existence.

Pourtant les circonstances dans lesquelles les deux hommes ont pris les commandes du pouvoir suprême à Moscou paraissent comparables. Gorbatchev devient le numéro 1 du parti à l’approche de la mort programmée du régime communiste, susceptible de provoquer une grave crise sociale et l’implosion de l’Etat multinational. Poutine est propulsé vers le sommet de l’Etat au moment où la Russie, tel un bateau ivre après les années de la gestion chaotique eltsinienne, est plongée dans une crise économique, sociale et identitaire, risquant de suivre le sort de l’URSS sur la pente vers la désintégration.

Fuite en arrière

Mais les similitudes s’arrêtent là. Pour permettre à son pays de sortir de l’impasse historique dans laquelle il s’est retrouvé après les décennies des tentatives de réalisation d’un projet bolchevique utopique qu’il qualifiera lui-même d’«aventureux», Gorbatchev propose une percée vers l’avenir. Son projet de la perestroïka et de la glasnost, tout comme la main tendue vers l’Occident, ont comme objectif la modernisation et la démocratisation du système, le réveil de la société civile, la création de l’Etat de droit et l’ouverture vers le monde libéré de la peur de la confrontation fatale entre les blocs antagonistes. Six ans plus tard, il est contraint à la démission face à la résistance de conservateurs et débordé par les processus qu’il a lui-même déclenchés. Il perd le pouvoir mais laisse derrière lui un pays libéré pacifiquement d’un régime totalitaire des plus féroces, une Europe unifiée et un monde éloigné du seuil du conflit nucléaire.

Poutine en revanche cherche la solution aux problèmes de la Russie face à un nouveau monde globalisé dans une «fuite en arrière», sur la voie du rétablissement du régime autocratique, du règne d’une nouvelle version du parti unique, du verrouillage de la liberté de la presse et de la répression politique des opposants et des dissidents. Il compte restaurer le prestige perdu de l’ancienne superpuissance par la réintroduction des rapports de force dans les relations internationales et par l’usage de la force militaire comme moyen de la politique extérieure.

Comète

Après les vingt-deux années passées au sommet du pouvoir russe, il voudrait produire, en contraste avec un Gorbatchev «faible», l’image d’un leader national fort qui a réussi à consolider son Etat et à rétablir son autorité sur la scène internationale après le naufrage de la superpuissance soviétique. Or la «verticale du pouvoir» reste fragile, l’économie russe n’est pas compétitive et accrochée aux prix du baril du pétrole et le «monde russe» qui devait remplacer feue l’Union soviétique n’a pas des frontières internationalement reconnues.

Alors que Gorbatchev retirait l’armée soviétique de l’Europe de l’Est et de l’Afghanistan – rendant possible la chute du mur de Berlin, l’unification de l’Allemagne et de l’Europe – Poutine n’hésite pas à envoyer les troupes à l’étranger, à faire revenir la guerre en plein cœur de l’Europe et à contester les frontières établies. Sauf que son «opération militaire spéciale» en Ukraine risque de se transformer en une nouvelle version du bourbier afghan des Soviétiques qui a accéléré la crise terminale de l’URSS.

Même s’il parvient à surpasser en termes de longévité politique un certain Leonid Brejnev se rapprochant ainsi de son icône Staline, il doit être conscient qu’il ne pourra pas rattraper la «comète» Gorbatchev, ni prétendre prendre une place dans le Panthéon de l’histoire russe et mondiale qui est garantie à ce dernier. On pourrait donc se demander lequel des deux participants au dialogue muet qui a eu lieu dans l’hôpital de Moscou était le plus vivant, et lequel était le vrai mort. Politiquement, bien sûr.