La bataille que se livrent, depuis plusieurs mois, une poignée d’industriels fortunés pour prendre le contrôle des médias détenus par le groupe Lagardère (Europe 1, Paris Match, le Journal du dimanche) est sur le point de connaître sa première victime. La station de radio Europe 1 devrait ainsi rejoindre le groupe Vivendi – contrôlé par la famille Bolloré – pour y devenir le pendant radiophonique de la chaîne de télévision CNews. Ce projet de cession, qui vient enrichir la longue liste des ventes de médias intervenues depuis une dizaine d’années en France et qui se sont accélérées au cours des derniers mois, est de nature à susciter la plus vive inquiétude, car elle porte sur une radio très écoutée, et qu’elle ne présente aucune garantie en matière d’indépendance éditoriale. Le tout à quelques mois de l’élection présidentielle.
Rappelons-nous que lors de la reprise en main en 2016 de la chaîne de télévision i-Télé par Vincent Bolloré, principal actionnaire de Vivendi, déjà contrôlé par la famille Bolloré, un conflit particulièrement violent opposa un actionnaire intransigeant et interventionniste à une rédaction désemparée par ses choix éditoriaux. L’arrivée d’un milliardaire plus connu pour ses affaires sulfureuses en Afrique que pour son intérêt pour l’investigation et l’information de qualité entraîna l’une des plus longues grèves de l’audiovisuel français (trente et un jours), et la démission d’une centaine de journalistes, soit les trois quarts de la rédaction. Un immense gâchis sur les cendres duquel l’actionnaire décida de construire la chaîne de télévision CNews, qui s’est depuis principalement illustrée en donnant la parole à des polémistes proches de la droite réactionnaire – notamment Pascal Praud et Eric Zemmour –, faisant fi des avis circonspects des comités d’éthique et de déontologie.
Dans le cas d’Europe 1, les journalistes seront également vendus avec les meubles. Ils auront d’autant moins leur mot à dire que la loi ne leur offre pas la possibilité de se prononcer sur la vente de la radio. Les journalistes du Monde disposent par exemple d’un «droit d’agrément», qui leur permet de refuser une éventuelle vente de leur journal, et de trouver eux-mêmes un acquéreur alternatif. Ce droit d’agrément, qui a été obtenu au Monde à la suite d’une longue négociation, n’est toutefois pas inscrit dans la loi française (ou pour être tout à fait précis, il l’est pour les seules entreprises de presse depuis 1944 mais est dans les faits totalement inadapté). Il ne s’applique donc pas aux autres médias, et notamment pas à Europe 1.
Censure
La rédaction de la radio ne pourra dès lors que subir cette vente, qui pourrait impliquer pour ses salariés de devoir épouser la ligne éditoriale particulièrement clivante de CNews, et de devoir se soumettre à l’ingérence de leur actionnaire par ailleurs connu – notamment à Canal + qu’il possède également – pour exercer la censure sur les contenus journalistiques qui lui déplaisent. Les journalistes d’Europe 1 risquent d’être d’autant plus démunis face à cette situation qu’un montage juridique alambiqué complique la mise en œuvre de la «clause de cession».
La «clause de cession», disposition votée à l’unanimité par le Parlement français en 1935, permet à tout journaliste de quitter de sa propre initiative un média, tout en percevant des indemnités de licenciement, lorsque ledit média est cédé à un nouveau propriétaire. Cependant, pour des raisons mercantiles et fiscales (exonération de la contribution économique territoriale, application d’un taux de TVA réduit, etc.), les journalistes d’Europe 1 ne sont pas des employés de leur radio, mais de l’une de ses filiales, la société Europe News, qui dispose du statut «d’agence de presse». Cette subtilité n’est pas sans conséquence, puisque la jurisprudence interdit à ce jour à un journaliste salarié d’une agence de presse de bénéficier de la «clause de cession». Chacun sait qu’Europe 1 est une radio, et non une agence de presse, et des juges saisis du litige pourraient donner raison aux journalistes – ce que l’on espère. En attendant le doute demeure, et les téméraires qui démissionneront n’auront aucune certitude de percevoir des indemnités de licenciement ou l’assurance chômage, comme la loi le prévoit normalement pour les journalistes d’une radio en de pareilles circonstances.
Cette cession participe par ailleurs à accroître la concentration des médias français, qui sont pour la grande majorité d’entre eux contrôlés par quelques industriels (neuf et bientôt plus que huit), qui possèdent la quasi-totalité des journaux, radios, et télévisions du pays. Or le pluralisme des médias et l’indépendance des journalistes sont des conditions indispensables au bon fonctionnement de la démocratie. Sans un travail journalistique honnête et sincère, et sans opinions plurielles, le débat s’appauvrit, nuisant d’autant à l’intérêt et à la confiance que les citoyens accordent aux questions politiques. Il n’est donc pas anodin que le projet de cession d’Europe 1 – station écoutée chaque jour par 2,7 millions d’auditeurs – et son rapprochement avec CNews interviennent seulement un an avant les prochaines élections présidentielles et législatives. Au regard de l’historique médiatique de Vincent Bolloré, on peut en effet douter que les rédactions fusionnées aient la liberté d’apporter aux électeurs un éclairage construit et objectif sur les enjeux qui animeront la campagne à venir.
Concentration des médias
Face à cette impasse, particulièrement dommageable pour la démocratie, nous pensons qu’il est urgent de se réveiller. Nos députés – ou la ministre de la Culture – doivent sans plus tarder s’emparer de la question de la propriété des médias. Les règles actuellement en vigueur datent pour l’essentiel, soit de l’après-guerre, soit de 1986, c’est-à-dire une éternité, lorsqu’on pense à la révolution qu’ont depuis représenté Internet et les réseaux sociaux sur le monde des médias. L’information est un bien public dont la production doit être confiée à des journalistes disposant d’une véritable indépendance éditoriale, et nous pensons que cette indépendance est possible en adoptant de nouvelles règles.
Pourquoi n’impose-t-on pas aux médias une complète transparence sur l’identité de leurs actionnaires et sur les activités exercées par ces derniers ? Pourquoi n’interdit-on pas clairement à un actionnaire d’interférer dans le fonctionnement des rédactions ? Pourquoi le «droit d’agrément» en vigueur au Monde ne serait-il pas étendu aux autres médias ? Pourquoi enfin, ne donne-t-on pas un droit de véto aux journalistes sur la désignation de leur directeur de leur rédaction, comme c’est le cas à Libération, au Monde ou encore aux Echos ?
Pour cela, nous présentons dans l’Information est un bien public une «loi de démocratisation de l’information» permettant aux journalistes et aux citoyens de reprendre enfin le contrôle des médias. Et pour que ces règles soient appliquées de manière effective, nous proposons qu’elles deviennent une condition à l’obtention des aides publiques à la presse, et à l’attribution des fréquences de diffusion pour les radios et les télévisions. Les citoyens méritent des médias indépendants, gouvernés de manière démocratique, et tournés vers la production d’une information de qualité. Cet objectif est atteignable et il ne tient qu’à nous d’appuyer les lois qui permettront de le réaliser.
Julia Cagé est l’auteure, avec Benoît Huet, de l’Information est un bien public (Seuil).