Dans les années 1960, Ghershom Scholem – historien et philosophe, spécialiste de la Kabbale et de la mystique juive –, disait que la grande chance d’Israël était d’avoir échappé au messianisme. La suite de l’histoire de ce pays alors naissant est venue percuter de plein fouet sa vision. Des dizaines de millions de personnes en payent jusqu’à aujourd’hui le prix fort.
En laissant une utopie se transformer en désastre collectif et en faillite morale, les grandes puissances ont révélé une série de fragilités qui sont en train de nous entraîner vers des abîmes sans fin. Toutes les valeurs qui ont prévalu jusqu’à présent ont volé en éclat, et notre socle d’espérances communes s’est effondré. La loi du plus fort est devenue la loi admise, et le faible n’a plus qu’à se taire et encaisser tous les coups. Car si plus rien n’est dorénavant interdit, c’est que tout est permis. Si les instances multilatérales chargées de protéger les populations sont devenues inaudibles et impuissantes, comment faire croire à nos enfants qu’un avenir meilleur est possible ? Si les plus grandes puissances économiques et militaires ont choisi d’encourager la guerre et le massacre de populations civiles sans défense, en continuant à livrer des armes sans conditions au gouvernement actuel de l’état d’Israël, alors quelle est leur crédibilité quand elles appellent à la retenue sur le terrain d’autres conflits ? Si l’on accepte que la justice ne s’applique pas à tous de la même manière et que les lois internationales peuvent être broyées par certains quand d’autres sont sommés de s’y plier, alors quel sens a le mot justice ? Faire mine d’ignorer ces questions, revient à tourner le dos au sens commun, à ce qui nous lie et nous distingue des autres espèces qui peuplent cette planète.
Au pouvoir coûte que coûte
Peut-être est-ce là véritablement la fin d’une histoire et le début d’une autre ? Une histoire bien différente de celle que nous avons connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et à laquelle nous allons devoir nous habituer. Une histoire qui relègue les valeurs universelles tout au fond d’une cave sombre et qui laisse très peu de place à la raison… Car les raisons d’espérer sont bien minces et le prix d’une vie humaine n’a décidément plus la même valeur selon que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre du mur. Alors que des dizaines de milliers de cadavres s’entassent dans des fosses communes à Gaza, que des poignées de colons ont pris le pouvoir en Cisjordanie sur l’une des armées les plus puissantes du monde, avec la complicité de leurs soutiens politiques, les grandes puissances occidentales se contentent de mots faibles et de timides condamnations. Pendant ce temps, les civils innocents, partout, sont devenus les victimes expiatoires d’un conflit devenu innommable et sans fin.
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Au milieu de cet immense incendie, un homme arrive à se maintenir au pouvoir coûte que coûte et à danser sur les flammes d’un feu qu’il alimente sans cesse. Cet homme, le Premier ministre israélien, a été accusé de crimes de guerre, crimes contre l’humanité. Il a divisé ces dernières années la nation israélienne comme jamais aucun homme politique ne l’avait fait avant lui. Il s’est entouré de racistes, homophobes, dans le seul but de rester à son poste. Chaque jour, il tente d’assassiner l’état de droit, les institutions, les lois et ceux qui tentent encore de les faire respecter en Israël. Chaque jour, il prend en otage tout un peuple, le sien. La démocratie n’est pour lui qu’un concept mou qu’il a décidé de modeler au prisme de ses ambitions, quitte à entraîner son pays et toute une région dans la destruction totale. Pour lui, le peuple palestinien et les otages israéliens ne sont qu’une chair à canon au service de sa folle ambition : continuer à régner sur un navire en train de couler. Tel l’orchestre du Titanic, il ne cessera de jouer jusqu’au bout car ce qui compte ce n’est pas la partition, c’est que les notes soient entendues. En faisant ainsi durer le massacre, il n’a d’autre but que d’échapper à la justice internationale et celle de son pays. Pourtant, tout le monde a compris qu’il était devenu le principal obstacle au retour à la vie pour toutes les parties de ce conflit. Cet homme devrait savoir une chose, le monde n’oubliera pas ce qu’il a fait. Jamais. Au contraire, plus nous nous éloignerons du 7 Octobre, plus les conditions qui ont permis la naissance de ce jour funeste, deviendront palpables, évidentes, et plus sa responsabilité sera immense.
On ne lutte pas contre l’antisémitisme en amalgamant les termes
A ce moment-là, peut-être pourrons-nous écrire un nouveau chapitre de cette autre histoire. Peut-être pourrons-nous enfin mettre des noms et des visages sur les dizaines de milliers de victimes aujourd’hui mortes dans l’anonymat. Peut-être comprendrons-nous enfin qu’on ne lutte pas contre l’antisémitisme en amalgamant les termes. Les défenseurs du droit à l’autodétermination et à la dignité du peuple palestinien ne sont pas des antisémites. Les pourfendeurs du gouvernement israélien ne sont pas des antisémites. Celles et ceux qui dénoncent la machine génocidaire en marche ne sont pas des antisémites. Ils sont mêmes parfois tout le contraire, très attachés pour certains à leur identité juive.
Et le meilleur moyen d’entretenir les flammes est de faire mine de vouloir tout mélanger. La lutte contre l’antisémitisme est un des combats de ma vie. J’y ai consacré l’un de mes films, Razzia. Quelle tristesse de voir aujourd’hui ce terme dévoyé, détourné de son sens, et toutes les extrêmes droites du monde s’en emparer, par simple calcul électoral. L’histoire de ces partis n’est pourtant pas très ancienne, elle vient toquer régulièrement à notre porte et peut très vite se retourner…
Un géant aux pieds d’argile qui n’a pas d’amis
Israël et les Juifs du monde ne devraient pas entendre ces sirènes ; comme ils devraient rejeter avec force tous ceux qui se présentent comme ses amis. Je suis soulagé de voir qu’enfin des voix juives fortes s’élèvent un peu partout pour dénoncer l’horreur en cours à Gaza. Si ces voix sont attachées à Israël, comme elles le disent, elles doivent continuer à crier et à agir, en dedans et en dehors de leur communauté, pour la création d’un Etat palestinien digne ; seule manière de sauver le peuple palestinien et Israël du naufrage. Car la vérité est qu’Israël est devenu un géant aux pieds d’argile qui n’a pas d’amis, mais simplement des alliés de circonstance… Les vrais amis ne vous entraînent pas vers un suicide collectif, ils cherchent à vous raisonner. Les vrais amis auraient dit à Israël que le temps des colonies est terminé et qu’on ne combat pas la terreur par les bombes, le blocus et les tueries de masse. On la combat par les droits humains, l’éducation et les perspectives de vie meilleure que l’on donne à la jeunesse palestinienne, en lui offrant une capacité à se projeter. A défaut, les groupes terroristes ne feront que grandir et se reproduire de génération en génération, rejoints par des bataillons d’orphelins en déshérence, anéantis par le sort réservé à leurs parents. Enfin, les vrais amis ne vous laisseraient pas être au-dessus des lois. Or, c’est ce sentiment mélangé de toute puissance et d’impunité totale qui permet au gouvernement actuel israélien de commettre les pires massacres. Le monde sera tenu pour responsable pour son absence de sens moral. Si les responsables politiques continuent à rester inactifs face à ces tueries et à entretenir l’idée d’un deux poids deux mesures, ils creusent une tombe collective. Au lieu de délégitimer la Cour internationale de justice, les grandes puissances doivent sans plus attendre la soutenir et l’aider à faire son travail.
Car, au nom d’une volonté de vengeance, massacrer toute une population, la priver d’eau, de nourriture, de médicaments, d’accès aux soins, d’électricité, de ses droits les plus élémentaires, relèvent de l’inhumanité la plus totale.
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Traiter ainsi les prisonniers palestiniens, laisser plus longtemps certains colons israéliens continuer à spolier, tuer, humilier, détruire les cœurs et les maisons, est indigne d’un Etat qui se dit démocratique. En agissant ainsi, si on ne les arrête pas, les dirigeants israéliens créent les conditions d’une révolte populaire mondiale contre leur barbarie. Car comment ne pas voir que ce confit est l’épicentre d’un séisme aux secousses planétaires qui modèle l’arche de tant d’autres conflits sociaux et urbains depuis la fin du XXe siècle… ?
S’unir autour d’un pacte de désir commun
Fils d’une mère juive et d’un père musulman, j’ai grandi au son des tambours et depuis mon enfance, mon cœur n’a cessé de battre au rythme de ce conflit. Il m’a déchiré, a éveillé ma conscience politique, modelé mon rapport au monde et probablement aussi donné envie de devenir cinéaste pour raconter des histoires humaines. Au fil du temps, l’humain est devenu ma seule passion. Hantés par l’idée que le cinéma peut changer le monde, mes films ont abrité des récits de vie, épris de liberté, coincés au milieu d’une grande histoire. Mué par cette énergie, et probablement cette naïveté, je suis parti filmer un documentaire, My Land, en 2011 en Israël et au Liban, donnant la parole à de vieux réfugiés palestiniens et de jeunes Israéliens. J’ai cru un temps qu’une réconciliation serait possible… Or, je sais aujourd’hui qu’il est trop tard pour réconcilier. Une autre histoire a commencé à s’écrire.
Alors, à quoi ressemblera cette autre histoire ? Nul ne le sait encore. Elle sera certainement faite d’insurrections, de contre-insurrections, de folies nombreuses, de cynisme encore et toujours, d’abdications, d’espoirs et de rébellions contre les ordres qu’on présente comme établis… Mais, si elle veut avoir un sens, cette autre histoire devra aussi et avant tout être faite de justice. L’injustice n’est que chaos. Dans ce conflit, il n’est plus aujourd’hui question uniquement que de Palestiniens ou d’Israéliens, de juifs et ou de musulmans, il est question de justice ou d’injustice. Chacun de nous doit choisir son camp. Car, s’il est une chose dont la nature humaine a horreur, c’est qu’on lui présente des mensonges comme des vérités. La nature humaine a aussi ses limites. Et ce que les tyrans de tous bords devront avoir réussi de mieux, c’est de nous unir autour d’un pacte de désir commun, celui de ne pas vouloir revivre les horreurs du siècle passé. Pour cela, nos consciences doivent être prêtes à tous les combats. A commencer par la lutte contre l’oubli, la désinformation, la déshumanisation et la volonté d’anéantissement d’un peuple. Une nation ne se construit pas sur des cadavres ensevelis.