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TRIBUNE

La matière du dire et la manière de dire, par Camille Riquier

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Une information transmise sèchement par mail peut créer plusieurs mois un froid glacial entre deux personnes que quelques mots exprimés de vive voix auraient suffi à dissiper. Une émoticône ne peut pas tout. Il faut le ton, c’est-à-dire ce qui s’exprime de soi dans ce qui est dit.
Ici, un smiley en colère pour un 1er avril. (Jens Kalaene/DPA. AFP)
par Camille Riquier
publié le 12 juin 2024 à 7h24

Les philosophes décryptent l'air du temps

Chaque année, au mois de juin, Monaco devient pendant une semaine le lieu de foisonnantes réflexions en prise avec l’époque : écologie, éducation, femmes, soin, art de vivre. Jusqu’à dimanche, la crème de la philosophie – Claire Marin, Raphael Zagury-Orly, Serge Audier, Corine Pelluchon, Paul Audi, Manon Garcia et bien d’autres – investit les lieux : le marché de la Condamine, l’hôtel Hermitage et le théâtre Princesse-Grace. La psychanalyste et écrivaine Sarah Chiche échangera avec l’écrivaine Anne Berest et le journaliste Augustin Trapenard sur le culte du corps et la façon dont on peut s’en émanciper. Quant au philosophe Camille Riquier, il examinera aux côtés de Claire Marin et Vincent Delecroix ce que le numérique fait à nos expressions, ­publiques comme intimes. D’autres sujets aussi variés que les enfants face aux écrans, la fièvre du chocolat, la perte de la mémoire, les bêtises, l’homme féministe seront abordés. Les Rencontres philosophiques de Monaco sont gratuites et ouvertes au public. Plus d’informations sur philomonaco.com

On ne regarde plus aujourd’hui autant qu’il faudrait à la manière de dire. C’est que la concision à laquelle on nous presse en toutes circonstances ne s’obtient qu’à son détriment. Plus le message est bref, plus il tend à se réduire à la matière du dire : l’information. Celle-ci convient au lecteur pressé. Il a peu de temps. Equipé d’écrans de toutes sortes, il est connecté en permanence, et son réseau s’étend virtuellement aux quatre coins du monde.

A présent que le marché d’Internet a transformé son «temps de cerveau disponible» en marchandise rare et précieuse, il faut dit-on capter son attention. Et pour y prétendre, il faut se garder de faire de longs développements. LinkedIn est limité à 3 000 caractères par publication, Instagram à 2 200, TikTok à 2 200, X à 280. Quand, par ailleurs, on compte environ 350 milliards de mails envoyés et reçus chaque jour dans le monde, il est fortement conseillé d’aller droit au but. A l’heure des réseaux sociaux, une tribune de 6 000 caractères, comme la nôtre, c’est une aubaine. C’est avoir la faveur de lecteurs comme on en fait de moins en moins. D’une valeur à prix d’or. Car il est encore attentif à ce qui est dit mais aussi à la manière dont c’est dit.

Avec les réseaux sociaux, il est difficile de savoir qui parle à qui

Montaigne s’amusait à chercher dans les auteurs qu’il lisait «leur façon, non leur sujet». S’il nous plaisait de l’imiter, nous qui communiquons à tout rompre, nous serions surpris du peu de façon que