Fabrice Leggeri vient de présenter sa démission en tant que directeur exécutif de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Cette démission survient après des mois de révélations successives concernant l’implication de Frontex dans les violations des droits humains, en particulier dans le cadre de ses opérations aux frontières de l’Europe de l’Est et en Grèce. Ayant focalisé mes recherches sur la Méditerranée centrale pendant plus de dix ans, ces révélations ne me surprennent absolument pas. Dans le cadre d’une des enquêtes que j’ai menées au sein du projet Forensic Oceanography (Death by Rescue, 2016), j’ai démontré qu’au cours de l’été 2014 Frontex a mené une véritable campagne pour que l’opération militaire et humanitaire italienne Mare Nostrum soit stoppée. Alors que l’opération déployée en 2013-2014 avait permis de secourir de manière proactive un grand nombre de migrant·e·s fuyant la Libye dans des conditions dramatiques, Frontex l’a accusée de constituer un «appel d’air» menant à plus de traversées.
Dans le but de dissuader les migrant·e·s de rejoindre le continent européen, l’agence a mis tout en œuvre pour que soit mis fin à l’opération Mare Nostrum et que celle-ci soit remplacée par une opération de Frontex, Triton, bien plus éloignée des côtes libyennes, et dont l’objectif était le contrôle des frontières et non le secours en mer. Ce changement opérationnel a été mis en place malgré l’unanimité des acteurs défendant les droits des migrant·e·s, et même des évaluations internes à Frontex qui prévoyaient que la fin de Mare Nostrum ne mènerait pas à moins de traversées mais à plus de morts en mer.
C’est bien cette réalité qui s’est tragiquement matérialisée, notamment avec le naufrage du 18 avril 2015, le plus meurtrier de l’histoire récente de la Méditerranée avec plus de 950 morts. A la suite de cette catastrophe, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a admis que «cela a été une sérieuse erreur que de mettre fin à Mare Nostrum. Cela a coûté des vies» (1). On aurait pu s’attendre à ce qu’à la suite de cette reconnaissance, Frontex soit sanctionnée pour son rôle dans ce changement opérationnel meurtrier. Il n’en a rien été : l’opération de Frontex fut renforcée et son budget augmenté. Et le vide de secours mortel laissé par la fin de Mare Nostrum n’a jamais été comblé.
Du dédain à l’impunité
Tout cela peut sembler lointain. Mais aujourd’hui, des avions et drones de Frontex informent les garde-côtes libyens de la présence de migrant·e·s pour qu’ils et elles soient intercepté·e·s et ramené·e·s en Libye, et ce malgré tout ce que nous savons des conditions inhumaines qui leur sont réservées. Pourtant, cet épisode plus ancien mérite d’être rappelé car il démontre clairement le rôle de Frontex dans la construction des migrant·e·s comme une menace, la mise en place d’opérations de contrôle des frontières toujours plus coûteuses et militarisées, le dédain pour les vies et des droits des migrant·e·s qui anime l’agence, et l’impunité qui a été organisée autour de ses activités. Malgré la pression publique et politique dont Frontex fait aujourd’hui l’objet, cet état de fait n’est pas fondamentalement remis en cause, et le départ de Fabrice Leggeri ne changera pas significativement la donne.
Mais il y a plus. L’Union européenne applique depuis deux mois une politique d’ouverture sélective face aux migrant·e·s fuyant l’Ukraine. Pour un groupe de personnes (trop) limité, un changement de paradigme a été opéré : celui de permettre la mobilité des personnes en quête de refuge et de reconnaître leurs droits plutôt que de chercher à les bloquer à tout prix. Cette brèche ouverte rend aujourd’hui évident pour le plus grand nombre ce qui l’a été depuis longtemps pour nombre de chercheurs, chercheuses, acteurs et actrices de la société civile : l’approche restrictive et militarisée de l’UE n’est pas une fatalité, une politique plus ouverte et respectueuse des droits est possible, et celle-ci rendrait des acteurs comme Frontex superflus.
Le 15 mai, les citoyen·ne·s suisses se prononceront concernant le financement de Frontex. Ce référendum donne une opportunité à la population suisse de cesser d’être complice d’une agence dont les activités de plus en plus coûteuses n’ont jamais mis fin à la «menace migratoire» que Frontex a contribué à construire, et qui se soldent par la violation des droits des migrant·e·s et des milliers de morts en toute impunité. Un «non» des Suisse·sse·s au financement de Frontex pourrait avoir une résonance européenne et contribuer non seulement à une remise en cause de l’agence mais à une réorientation fondamentale des politiques migratoires européennes.