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Libération
Le Libé des géographes

Les Etats face à la numérisation des jeux d’argent : le marché de dupes

Si certains pays lient des partenariats, des opérateurs privés œuvrent en toute clandestinité pour contourner la pratique interdite dans leur pays, comme le Qatar ou Brunei, via des plateformes de l’ombre.

(Aurel/Liberation)
Par
Boris Lebeau, Marie Redon
Professeurs de géographie
Publié le 03/10/2025 à 9h33

Conférences, débats, littérature, spectacles… Les 3, 4 et 5 octobre 2025, le festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges aura pour fil rouge le pouvoir. Avec l’Indonésie comme pays invité d’honneur.

L’irruption du numérique dans le secteur des jeux d’argent a fait l’effet d’un chien dans un jeu de quilles : la règle des trois unités (de temps, de lieu et d’action) a éclaté. Plus besoin de se rendre dans un espace dédié pour miser ou parier, plus besoin d’attendre l’ouverture du casino ou la course du dimanche. Il suffit désormais de se connecter avec son smartphone pour, en permanence et de partout, gagner ou perdre, se dissoudre dans l’espace-temps du jeu. Face à cette nouvelle donne, les Etats tentent de trouver les moyens à la fois techniques et légaux de conserver un pré carré sur ce secteur qui relève, dans la majorité des pays, du régalien.

La dématérialisation globale des jeux d’argent (paris hippiques ou sportifs, casinos virtuels) est le support d’une augmentation rapide des flux monétaires numériques. Nourrie par l’agilité de petits acteurs qui organisent des réseaux techniques et d’extraction des profits à partir de micros Etats et territoires insulaires (île de Man, Jersey, îles Caïmans…), l’inexorable montée en puissance des jeux en ligne est de nature à bousculer les appareils de contrôle mis en place par les Etats.

Malte, qui adopte en 2023 une législation permettant aux opérateurs de jeu en ligne de se soustraire aux poursuites pénales des juridictions étrangères (y compris européennes), en est un exemple paradigmatique, et pour cause : le secteur des jeux d’argent représenterait à présent 12 % du PIB de cet Etat de l’Union.

Forte corruption

Si des partenariats comme ceux liant le PMU français aux sociétés organisatrices des jeux d’argent au Sénégal (Lonase), en Côte-d’Ivoire (Lonaci) ou au Bénin (LNB) reposent sur des accords entre opérateurs placés sous la supervision de leurs Etats respectifs, d’autres œuvrent en toute clandestinité pour contourner les différentes limitations et interdictions qui cantonnent les jeux d’argent, pratique interdite dans plusieurs pays comme le Qatar ou Brunei. Souvent, ces activités relèvent du lucratif business d’opérateurs qui implantent leurs serveurs dans des paradis fiscaux ou bien d’organisations criminelles, de plus en plus spécialisées dans les arnaques et jeux d’argent en ligne, et qui opèrent depuis les territoires d’Etats entachés d’une forte corruption (Cambodge, Myanmar, Laos, Philippines…).

Ces opérateurs de l’ombre ont recours à des technologies sophistiquées pour contourner les blocages internet et se fondre dans le cyberespace. L’opacité que procure la Toile leur permet de dissimuler activités et profits mettant ainsi à mal les politiques fiscales des Etats autant que leurs stratégies de régulation, d’où la délicate et si ardue tâche de l’Autorité nationale de jeux, en France, ou de la récente autorité fédérale allemande supervisant la réglementation des jeux d’argent en ligne, pleinement opérationnelle depuis 2023.

Un ordre monétaire disruptif

Les plateformes de jeux qui permettent en outre de parier avec toutes sortes de cryptomonnaies (Bitcoin, Ethereum, Dash, Ripple, Neo…) facilitent le blanchiment et participent à la diffusion d’un ordre monétaire disruptif échappant à toute forme de régulation publique, et à un inexorable transfert de richesses et de pouvoir vers les acteurs privés.

Et plus les Etats sont démunis, plus la lutte est inégale comme en témoignent les évolutions de la «borlette» (loterie en Haïti). Les tirages sont effectués hors du pays, notamment à New York, et les liens entre cette pratique et la diaspora sont si forts qu’on la retrouve au Québec comme en Guyane. Désormais, il est bien sûr possible de consulter les résultats des tirages en ligne, de miser, mais aussi de recourir à des applications spécifiques pour utiliser le Tchala (sorte de guide numérique) sur Google Store. Les acteurs majeurs de la globalisation informationnelle sont bien au fait du marché induit par ces pratiques de jeux d’argent apparemment marginales, entre informel et illégal, mais partout en expansion.