Je voudrais partager un sentiment au sujet d’un mot. Ce mot est un verbe. Ce verbe, c’est «livrer». On le lit beaucoup en ce moment, dans le cadre des viols commis sur la personne de Gisèle Pelicot par Dominique Pelicot et ses coaccusés. «Accusé d’avoir drogué sa femme et de l’avoir livrée à des hommes recrutés sur Internet…» «Celui qui est accusé d’avoir drogué sa femme pour la livrer à d’autres hommes…» «Livrer à» revêt ici un sens bien précis, faire violer (celle qu’on livre) par (les bénéficiaires de la livraison), sans que le mot viol ne soit nécessairement prononcé. Dans les titres en question, le mot «viol» est souvent mentionné juste avant ou juste après, mais livrer se suffit à lui-même. Nous savons ce que ça veut dire. Livrer à – faire violer par.
Alors, pourquoi à chaque fois que je lis ce mot, suis-je en alerte ? Comme si quelque chose se cachait là, quelque chose qu’on n’ose approcher, un obscur escalier. Livrer, donc. Sans que le mot viol n’ait besoin d’être prononcé. Ce verbe appartient à la fois au monde réel, celui d’une famille détruite par un patriarche, celui des traumatismes et des procès, et au monde du fantasme. Le monde du fantasme avec ses codes, ses scénarios, ses images sans mémoire et sans traumatismes, contrairement aux êtres de chair et d’os.
Livrer est un verbe qui se situe à la frontière du monde réel et du fantasme. Livrer est une frontière. Certains accusés ont d’ailleurs invoqué le fantasme qu’ils croyaient, ou voulaient croire,