Menu
Libération
TRIBUNE

Mort d’Elizabeth II: god save «The Crown»

La série emblématique produite par Netflix vient de subir un méga spoiler. Elle a contribué de façon cruciale au maintien comme à la modernisation du mythe.
L'actrice Claire Foy dans le rôle de la reine Elizabeth II dans la série «The Crown» de Netflix. (Robert Viglasky/Netflix)
publié le 9 septembre 2022 à 11h33

Les commentaires et anecdotes qui s’amoncellent tels les bouquets de fleurs depuis l’annonce de la mort de la reine Elizabeth II semblent étrangement tirés de The Crown, à tel point la série télévisée dramatique créée par Peter Morgan, produite et diffusée par Netflix depuis 2016, détermine l’image, l’expérience et la connaissance que nous avons de la reine.

La série emblématique, la plus belle et la plus chère de Netflix, est une articulation de l’esthétique, de la métaphysique et du politique. Ni série «historique» ni anglaiserie, malgré les décors, les costumes, les palais, c’est une fiction réaliste qui fonctionne par l’attachement inattendu que nous éprouvons pour des personnages inconnus et devenus étrangement ordinaires. The Crown accuse le contraste, l’aller-retour entre le spectacle de la monarchie et la vie quotidienne dans les palais, et porte de fait sur la télévision elle-même : en témoigne le couronnement d’Elizabeth en saison 1 – moment médiatique total, vu sur la télévision de la demeure parisienne d’un duc de Windsor tout plein d’amertume. Car la réflexivité de The Crown en fait la force : de personnages explicitement ringards et rasoir, et d’une image publique surannée et ressassée, Morgan arrive à faire une fiction… mythique, et à sauver la Couronne – et le miracle a lieu à chaque épisode, un peu comme le générique qui figure la fabrication de la «couronne», sacralisée, à partir de ses matériaux.

Méga spoiler

La mort d’Elizabeth est un méga spoiler… et en même temps pas du tout. On sait depuis le début de The Crown ce qu’il adviendra de Churchill, de Kennedy, de Diana, … d’Elizabeth. Et pourtant le suspense, la tension sont à chaque instant extrêmes. Car le mystère, c’est celui de ces personnages, à l’émotion et à l’action aussi visibles qu’elles sont réduites à leur plus simple expression. C’est cette capacité d’Elizabeth à exprimer et réprimer à la fois la souffrance, la conformité ou la colère. Je pense à l’épisode culte de la saison 2 sur la rivalité entre la reine et Jackie Kennedy, qui, après avoir copiné avec elle, se répand ensuite dans les dîners mondains sur une reine et une Couronne incultes et fagotées. La scène où Elizabeth convoque la première dame américaine anorexique pour prendre le thé, et l’humilie tout en engouffrant ses scones, est d’anthologie. Elle résume le retournement opéré en permanence dans la série : on croit Elizabeth médiocre ou ennuyeuse, et on découvre sa vision. Margaret, parfois vue par le public d’alors (et celui de The Crown) comme plus intéressante et jolie que sa sœur, est régulièrement remise à sa place… par la série elle-même.

Maintien et modernisation du mythe

Le moment qui résume le mieux l’éthique de la série est celui où Elizabeth reçoit une lettre de sa grand-mère, Mary, celle qui nous a offert l’image la plus terrifiante de la série, toute vêtue de noir à la fin du deuxième épisode de la saison 1 et plongeant aux pieds de sa petite-fille. «Vous pleurez votre père, vous devez également pleurer quelqu’un d’autre, Elizabeth Mountbatten, car elle a maintenant été remplacée par une autre personne, Elizabeth Regina. Les deux Elizabeth seront souvent en conflit l’une avec l’autre, mais la Couronne doit gagner.» Cette vision de la monarchie est pédagogiquement inculquée au public par une équipe de personnes plus ou moins terrifiantes qui entourent la reine, dont son secrétaire privé, sir Alan Lascelles. Elles permettent le développement narratif et moral de la série, en s’opposant à divers désirs des membres de la famille. La série entend ainsi nous faire réfléchir, non à la politique de l’Angleterre, où la reine intervient singulièrement peu, mais à celle de la Couronne – les façons dont elle a muté et s’est adaptée, pour rester pertinente et centrale (voir le très complet numéro spécial de la revue Pouvoirs, Elizabeth II, n°182 - septembre 2022). Et c’est justement la série The Crown qui a contribué de façon cruciale au maintien comme à la modernisation du mythe.

Le mystère principal de The Crown demeure le rapport entre la reine figure historique et son incarnation par les titulaires du rôle : Claire Foy, Olivia Colman et (dans les cinquième et sixième saisons qu’on attend) Imelda Staunton. La puissance de la série tenait, on le voit bien aujourd’hui, à une actrice qui la fait exister au départ : à la capacité de Foy, dans les deux premières saisons, à incarner (littéralement) à la fois l’absence même de charisme et la force quasi sacrée d’un pouvoir. Cette texture physique, sensible et morale d’Elizabeth incarnée est si inoubliable qu’il fut difficile d’accepter une nouvelle Elizabeth même sous les traits de l’excellente Olivia Colman. En remplaçant au bout de vingt heures la personne qui joue la reine, The Crown faisait un choix radical. Compte tenu des progrès des prothèses et des effets spéciaux, on pouvait imaginer garder Claire Foy pour les six saisons et la «faire vieillir» artificiellement. Utiliser trois actrices, les faire apparaître en série, à parts égales, c’est nous apprendre que chacune d’elles est Elizabeth, et qu’aucune d’elles n’est Elizabeth – n’est «sa majesté la reine», disparue hier. Encore un enseignement de The Crown.