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TRIBUNE

Nous ne sommes pas un fan-club de Judith Godrèche, nous sommes une foule qui dit «moi aussi»

Pourquoi vouloir décrédibiliser celles et ceux qui rendent leur dignité aux victimes invisibles ? Si nous avons pris le risque de sortir du silence, c’est pour saisir l’occasion historique de mettre en lumière ce combat collectif contre les violences sexuelles.
Des membres d'associations de défense des femmes victimes de violences posent avec la réalisatrice Godrèche au 77e Festival de Cannes, le 16 mai 2024. (Stéphane Mahe/Reuters)
par La foule
publié le 8 juin 2024 à 10h20

Nous sommes une foule, celle du 23 mars 2024, la foule rassemblée, et non choisie, par Judith Godrèche dans son film Moi aussi. Au cœur de cette foule des femmes et des hommes venu·es à elle depuis des histoires singulières. Comme des milliers de personnes, comme un enfant toutes les trois minutes, nos vies ont été percutées par le fléau des violences sexuelles. Ce jour-là, nous avons occupé une avenue et nos corps se sont unis, place de la Nation, en une foule vibrante. Ce jour-là, nous étions loin de nous imaginer que cette expérience unique conduirait certain·es d’entre nous sur les marches de Cannes, nous les anonymes, pour crier en silence : «Nous parlons mais quand enfin serons-nous vraiment entendu·es ?»

Nous ne pouvions imaginer à quel point cette expérience allait transformer nos vies, mais pas non plus deviner avec quelle rapidité nous serions rattrapé·es par la violence du déni et de la silenciation. A peine le film projeté, il en est pour qui la priorité semble être d’attaquer Judith Godrèche qui, avec et parmi d’autres, incarne aujourd’hui publiquement le combat contre les violences sexuelles. Il y a les haters qui s’en prennent à elle sur les réseaux sociaux, et de récents articles dans la presse qui cherchent à instiller le doute sur la sincérité de son engagement et sur l’importance du film, comme si elle ne parlait que pour elle-même. Quel culot en effet de vouloir être autre chose qu’une muse et de prétendre jouer dans la cour des grands artistes en racontant sa propre histoire ! Mais Judith Godrèche la relie à des milliers de récits anonymes, tissés ensemble dans le film.

Ces attaques ont pour conséquence de nous dé-légitimer, nous aussi, la foule de celles et ceux qui disent «Moi aussi». Or, si nous avons pris le risque de nous dévoiler, c’est pour saisir l’occasion historique de mettre en lumière ce combat collectif contre les violences sexuelles, toujours urgent et sans cesse recommencé. Et puisqu’il en est pour écrire sur ce film sans chercher à nous donner la parole, nous la prenons ici pour dire ce que nous avons vécu.

Mille personnes sont sorties de l’ombre

Sous le ciel changeant du 23 mars, avec 1 000 personnes, nous sommes sorties de l’ombre, certaines pour la première fois, pour incarner et dire l’impensable violence, celle qui se chuchote dans le secret, celle dont on doute toujours, celle qui est caractérisée par 94 % de «sans suites». Nos corps réduits à des objets se sont redressés pour donner naissance à une foule vivante. Cette œuvre singulière et inédite, on peut la critiquer, mais pourquoi la dénigrer ? Nous ne nous laisserons pas renvoyer, une fois de plus, au silence de la honte. Cette honte, nous ne l’endosserons plus.

Car c’est avec espoir, parfois la boule au ventre mais avec fierté, que nous avons participé à ce projet unique, grâce à une équipe à la fois professionnelle, engagée et bienveillante. Dès les premiers moments, nous avons été entendu·es, accompagné·es. Une équipe de psychologues était présente sur le tournage. Nous avons été informé·es à chacune des étapes de la fabrication du court métrage. Dans la foule des mille, nous avons été respecté·es dans notre intégrité, et, pour beaucoup d’entre nous, plus que nous ne l’avions jamais été dans nos vies.

Nous sommes une foule, consciente de représenter seulement 1 /160e du nombre de victimes par an. Face à ce chiffre effroyable, notre responsabilité était grande de marcher vers la lumière pour porter la volonté d’un changement systémique. Nous savons l’infini des voix qui se taisent encore, et la violence qui continue de frapper à chaque minute.

A Cannes, la foule a montré son visage

A Cannes, cette foule a montré son visage pour tou·te·s les «encore silencié·es», les enfants emmurés, les parents protecteurs empêchés, toute cette société muette qui a pu se reconnaître dans ce ballet qui nous ressemble tant. Sur les marches, nous avons recueilli avec émotion les mots d’anonymes souhaitant rester dans l’ombre, venu·es nous remercier et nous confier qu’«eux aussi», «elles aussi».

Nous nous élevons contre les critiques qui décrédibilisent celles et ceux qui rendent leur dignité aux victimes invisibles. A Cannes, nous avons choisi de nous faire voir. Face à ces attaques, il est temps de nous faire entendre. Nos voix rejoignent celles des 30 000 témoins de la Ciivise qui a été torpillée, et de tous les cercles de paroles où enfin on se redresse, ensemble. L’étincelle que cette expérience a allumée parmi elles et eux ne s’éteindra plus. Il appartient à chacun·e de lever les yeux pour les voir, les entendre, les reconnaître. Libre ensuite à chacun·e de nous rejoindre pour soutenir ce changement de société indispensable.

Nous sommes la foule vivante, non pas figée dans l’admiration d’une icône, mais consciente, avec tous celles et ceux qui incarnent aujourd’hui le combat contre le déni et l’impunité des agresseurs, de la puissance politique que représente la sortie du silence et de la solitude. Nous ne sommes pas instrumentalisé·es et nous refusons d’être assimilé·es à un fan-club de Judith Godrèche. Nous n’avons pas besoin d’une sainte, encore moins d’un «gourou». Tous ces mots nous infantilisent.

Ne nous traitez plus comme des objets. Nous sommes des sujets. Nous étions anonymes. Nous avons maintenant une voix et un visage.

Moi aussi réalisé par Judith Godrèche est visible sur France Télévisions : https://www.france.tv/films/courts-metrages/6052076-moi-aussi.html
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