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TRIBUNE

Présidentielle en Tunisie : avec Kaïs Saïed, le retour de la dictature et de la terreur

Pour l’avocat et vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains Alexis Deswaef, qui vient d’effectuer un déplacement en Tunisie, ce pays est un cas d’école pour tout apprenti dictateur. La magistrature y est dissoute, les politiques et la société civile criminalisés, et les médias muselés.
Affichage électoral sur un mur de Tunis, le 2 octobre 2024. (Jihed Abidellaoui/REUTERS)
par Alexis Deswaef, Avocat et vice-président de la FIDH
publié le 4 octobre 2024 à 21h30

Je pensais que j’allais débarquer dans un pays en pleine campagne électorale, quelques jours avant la présidentielle de ce dimanche 6 octobre. Il n’en était rien. Il n’y a pas de campagne. Le président Kaïs Saïed a réussi à la rendre superflue. Face à un candidat de complaisance, un candidat en prison, et les autres empêchés de se présenter, sa réélection est assurée. Seul baromètre de son impopularité, le taux de participation. Sauf que l’ISIE, cette «Instance supérieure indépendante des élections», qu’il a transformée en outil de répression de journalistes, arrivera bien à gonfler les chiffres pour gommer cette mascarade d’élection.

Comment la Tunisie en est-elle arrivée là ? La semaine dernière, la FIDH m’a envoyé à Tunis pour rencontrer la société civile, des journalistes, des avocats et des magistrats.

Kaïs Saïed est arrivé au pouvoir en 2019, venant de presque nulle part, élu par défaut, à la faveur d’une classe politique considérée comme médiocre. Depuis, il a tout fait pour progressivement concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Aujourd’hui, plus de doutes, la dictature est de retour. Voici la feuille de route qu’il a suivie, entre terreur et répression.

Première étape : s’en prendre à la magistrature. Le Conseil supérieur de la magistrature a été dissous et remplacé par un ersatz. Les juges trop dérangeants ont été révoqués, d’autres mutés ou emprisonnés. Pour juger toute personne dont il veut se débarrasser, il a créé des «couloirs de justice», véritables instruments de répression qui obéissent directement au cabinet du ministère de la Justice quand ils ne s’imposent pas à eux-mêmes des jugements. Et si un juge parle publiquement, il est poursuivi en diffamation.

Des juges aux ordres dans un climat de peur

Les avocats doivent travailler dans ce climat de peur. Au moins cinq sont en prison pour avoir exercé leur métier et une vingtaine d’autres sont mis en accusation devant les juges aux ordres. Le pouvoir les instrumentalise pour purger les irrégularités des procédures et prétendre qu’ils valident le «procès équitable».

Deuxième étape : s’attaquer aux responsables politiques. A la suite du coup d’Etat du 25 juillet 2021, le Parlement est mis sur la touche. Après avoir étouffé le pouvoir judiciaire garant de l’Etat de droit, voilà le pouvoir législatif écarté. La séparation des pouvoirs n’existe plus. Il n’y a plus qu’un seul pouvoir, celui du Président. La Constitution a été réécrite par lui à la place de celle de 2014, pourtant très belle.

L’activité politique est criminalisée. Une réunion politique est un «complot contre la sûreté de l’Etat». Les accusés sont jugés comme des terroristes. Détourner les législations antiterroristes pour poursuivre des opposants est un grand classique. De nombreux politiques se retrouvent en prison ou interdits de voyager. Et dix jours avant les élections, le Président fait voter par son Parlement une loi qui retire le contentieux électoral au tribunal administratif pour le confier à la cour d’appel de Tunis, aux ordres. Les règles du jeu sont changées, avant la fin du match.

Troisième étape : criminaliser la société civile. Le but est simple : éliminer leur capacité de mobilisation en réprimant, en terrorisant, en faisant des exemples. Arrêtez quelques responsables d’ONG et les autres se tairont ou s’exileront. Pays pionnier en termes de droits et de libération des femmes, la Tunisie réprime aujourd’hui ses mouvements féministes. Les arrestations se multiplient depuis mai dernier. Même Ben Ali n’avait pas osé s’en prendre ainsi à ces mouvements.

Quatrième étape : museler la presse. Les journalistes critiques sont qualifiés «d’agents de l’étranger». Au moins cinq sont en prison et une quarantaine sous le coup d’un procès. Les autres reçoivent si nécessaire un appel téléphonique pour les avertir : tel propos, tel écrit, n’a vraiment pas plu en haut lieu. Qu’ils fassent très attention. Résultat, l’autocensure et la désertion de la profession. Bien entendu, à côté de cela, le pouvoir abreuve les réseaux sociaux de ses théories du complot pour se dédouaner de tout ce qui ne va pas dans le pays.

Après l’élection, cela se poursuivra de plus belle. La destruction de ce qu’il reste des libertés sur fond d’une situation socio-économique de plus en plus catastrophique est l’horizon à court terme. L’apparente amélioration des finances publiques pour plaire à la communauté internationale, se fait au détriment de la population.

Nous fermons les yeux

La Tunisie est un cas d’école d’un retour de la dictature dans un laps de temps si court. Une leçon pour tout apprenti dictateur : d’abord la magistrature, puis les politiques, les médias, et enfin la société civile. En Tunisie, on est emprisonné pour avoir donné son avis. Et les conditions de détentions sont terribles, tout comme la situation des familles des détenus. «A chaque fois, ils font monter la barre des injustices», me confiait l’épouse d’un opposant en prison.

De mes rencontres, je retiens aussi le sentiment d’échec dans la construction des instances qui consolident une démocratie et un Etat de droit. La situation aurait été différente si les politiques post-révolution avaient pu se mettre d’accord pour créer une cour constitutionnelle. Elle aurait servi de rempart face aux lois liberticides du Président. La Tunisie n’a pas réussi à enraciner les acquis de la révolution.

La responsabilité de la communauté internationale, qui soutient ce régime totalitaire, est indéniable. Tant que la Tunisie freine la migration et que les intérêts économiques européens sont saufs, nous fermons les yeux. Quant au «partenariat stratégique» conclu par la présidente de la Commission européenne avec Kaïs Saïed, il sert surtout à donner une légitimité au nouveau dictateur.

Reste à espérer avec la société civile tunisienne que l’épisode Kaïs Saïed ne soit qu’un soubresaut de l’histoire de la Révolution menée par les Tunisiens et les Tunisiennes. Ils voulaient la démocratie, les droits humains et les libertés fondamentales. Leur combat continue.

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