Le 7 octobre prochain s’ouvre un procès unique dans l’histoire de l’Europe démocratique : Giorgia Meloni poursuit en justice l’un des plus grands intellectuels italiens, l’historien Luciano Canfora, 82 ans. Le crime qui lui est reproché : avoir qualifié madame Meloni de «néonazie dans l’âme».
C’était dit au détour d’une conférence dans un lycée de province, mais c’était filmé, et Giorgia Meloni a aussitôt jeté en pâture Luciano Canfora à ses millions de fans sur ses réseaux sociaux. La formule lui est chère : «Vous vous retrouvez tout d’un coup avec une cible collée sur la figure», comme l’expliquera l’écrivain Antonio Scurati, auteur cette année d’un monologue censuré par la RAI.
Mais Luciano Canfora et Antonio Scurati sont loin d’être les seuls à être inquiétés par le pouvoir actuel. Des plaintes en rafale ont visé Roberto Saviano, la philosophe Donatella Di Cesare, l’historien de l’art Tomaso Montanari, le chanteur Brian Molko, et jusqu’au caricaturiste Mario Natangelo. A Rome, trois journalistes couvrant une manifestation se retrouvent trois heures en garde à vue. A Milan, un éditorialiste de la Repubblica rentré dans son hôtel après avoir critiqué la majorité à la télévision se voit réveillé à 4 heures du matin (!) par des policiers venus lui remettre une plainte en diffamation. Même le spectateur qui, à une première à la Scala, avait crié dans le noir, juste avant que le spectacle commence, «Vive l’Italie antifasciste !» s’est vu demander ses papiers à l’entracte par quatre agents de la Digos (l’équivalent de notre DGSI).
Entre une presse conformiste et une magistrature attaquée
En ce moment même, alors que Giorgia Meloni avait promis de ne pas toucher à la liberté de manifester, le Sénat s’apprête à voter un texte qui, visant notamment les mouvements environnementaux, punit d’un mois de prison une infraction pénale nouvelle, «le blocage de routes ou de voies ferrées avec son corps». « Le climat est de plus en plus pesant », m’écrivait récemment Luciano Canfora. « La presse est de plus en plus conformiste, la magistrature attaquée, la Cour des Comptes mal vue, etc. Que voulez-vous de plus ? »
Son procès vise à rendre définitivement tabou le fait que Giorgia Meloni et ses amis de Fratelli d’Italia viennent du parti néofasciste MSI (Mouvement social italien), dont le nom reprenait celui du régime fantoche nazi-fasciste établi par Mussolini grâce aux Allemands dans le nord de l’Italie occupée : «République sociale italienne», plus connue comme «République de Salò». On a cent fois redit le refus inouï et sans exemple d’un gouvernement qui, pour la première fois depuis 1945, refuse de condamner le fascisme et de se revendiquer «antifasciste».
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Mais je voudrais citer un fait parmi tant d’autres, à la fois grotesque et monstrueux. Il a bien fallu, en ce centenaire du meurtre de Giacomo Matteotti (1885-1924), que l’Italie édite un timbre à sa mémoire. Or, que peut-on lire sur le site de la poste ? Qu’on commémore la «disparition» – rien ne dit qu’il s’agit d’un meurtre – d’un «homme politique italien important, plusieurs fois membre de la Chambre des députés en 1919, 1921 et 1924». Ce pourrait être n’importe quel obscur parlementaire, et non le héros dont l’assassinat fut le tournant le plus décisif de l’histoire italienne au siècle dernier, celui qui, comme le dit sur-le-champ Giovanni Amendola (1882-1926), «transforma le royaume d’Italie en royaume du crime». Le mot «fascisme» n’est pas prononcé, pas plus que sur la plaque apposée sur l’immeuble qu’il habitait à Rome : les copropriétaires s’y opposent, car «ils ne veulent pas d’histoires».
Mais le gouvernement a su ajouter l’infamie au ridicule, en éditant également un autre timbre, honorant cette fois le dignitaire fasciste Italo Foschi (1884-1949), qui avait dit publiquement de l’assassin de Giacomo Matteotti, Amerigo Dumini (1894-1967), qui s’inscrira au MSI : «Tu es un héros, digne de toute notre admiration», et qui s’illustra durant le «ventennio fasciste» jusque sous la République de Salò, en présidant notamment à la déportation des Juifs de Vénétie.
Dans cette situation politique sans précédent, et si pleine de menaces pour l’avenir de la démocratie, Luciano Canfora est l’un des très rares intellectuels italiens qui ne cesse d’alerter, depuis des années, et tout en poursuivant son œuvre de savant à l’érudition vertigineuse et envoûtante. Il multiplie aussi les interventions publiques, et prodigue de brefs essais dont ce prosateur hors pair a le secret, renfermant autant de faits embarrassants que de critique et d’ironie. Il a publié cette année un bref opuscule vite devenu un best-seller Il fascismo non è mai morto (Dedalo) – à paraître mi-octobre chez Delga : le Fascisme tel qu’en lui-même –, dans lequel il démonte la fable selon laquelle parler de fascisme n’aurait plus de sens aujourd’hui, celui-ci ayant disparu en 1945.
Des fascistes sont restés en place dans l’appareil d’Etat
En réalité, profitant ici de la complaisance et là de la naïveté des antifascistes parvenus aux affaires, la plupart des responsables fascistes sont restés en poste dans l’appareil d’Etat : dans l’armée, la magistrature, l’administration, la police et les services secrets. A l’inverse, tout a été fait pour discréditer la mémoire de l’antifascisme et de la Résistance, notamment à travers des centaines de procès infligés aux anciens partisans dès 1944, comme le montre l’historienne Michela Ponzani dans un livre accablant paru chez Einaudi en 2023 : Processo alla Resistenza («procès à la Résistance», non traduit en français). Non, le fascisme n’est pas mort : c’est «un virus mutant», comme le disait Andrea Camilleri (1925-2019) dès 2019. Ses formes changent, mais l’essentiel reste : il s’agit bien toujours de briser toute opposition par la violence, l’intimidation, la propagande et l’abrutissement des masses, et de prétendre réunir la nation autour d’un simulacre positif (chauvinisme) et négatif (racisme).
Ne laissons pas ce procès se dérouler dans l’indifférence. Et ne croyons pas qu’il s’agisse d’une «affaire italienne». Qui sait ce qui aurait pu arriver en France si, par malheur, le RN avait gagné les dernières élections législatives ? Au printemps dernier, Libération a publié une tribune collective de savants, d’éditeurs et d’intellectuels français en soutien à Luciano Canfora. Elle a été reprise en italien par Il Fatto quotidiano, en espagnol par El País, en anglais par The New York Review of Books. Les signataires ont été rejoints par des centaines de citoyens du monde entier et des centaines de collègues de la Sorbonne, du Collège de France, du CNRS, de l’EPHE, de l’EHESS, de La Sapienza de Rome, de la Complutense de Madrid, de Princeton et de Cornell, d’Oxford et de Cambridge, de Salamanque et de Leyde, de Bologne et de Padoue, de Heidelberg et de Berlin, etc. La liste est toujours ouverte, il suffit d’écrire à canforaliberation@gmail.com.