La légende de cette photographie précise qu'elle a été prise par Srdjan Zivulovic de l'agence Reuters le 20 octobre 2015. Que voit-on sur cette image, imprimée mercredi sur une pleine double page de Libération ? Une interminable colonne de réfugiés près de Dobova, en Slovénie, à la frontière avec la Croatie. Et pourtant, on n'y croit pas. Cela ne paraît pas concevable que ce cortège d'individus soit mené par un membre de la police montée, pas non plus vraisemblable que ces centaines de personnes soient parquées ainsi, marchant d'un même pas guidé par des flics casqués qui ouvrent le convoi. L'invraisemblance de cette image, c'est la légende nous indiquant son actualité, la qualité numérique nous précisant qu'elle est contemporaine. Le seul élément «moderne» est, au fond à gauche du cadre, un tracteur agricole. L'incohérence tient au sentiment que cette image vient du passé. Quelques modifications légères sur Photoshop, un filtre ajouté en deux secondes, et la photo prend une dimension historique.
Ce n’est pas faire l’amalgame entre les contextes que de ne pas pouvoir s’empêcher, face à cette photographie, de penser aux grands exodes, aux colonnes de civils fuyant la Belgique occupée par les Allemands en 1914, à la même chose en 1940, à laquelle s’ajoutèrent des millions de Français, à tant d’autres scènes visuellement identiques. Le cliché de Srdjan Zivulovic rejoint un gigantesque corpus iconographique, celui de l’exil, datant de bien avant l’invention de la photographie. Ainsi du grand exode des Hébreux hors d’Egypte, peint abondamment. Mais ici, il n’y a pas de Moïse, pas de prophètes pour guider ces pauvres hères, juste un fonctionnaire qui sait monter à cheval et quelques hommes en uniforme.
Cette photo est-elle humaniste ? Pour nous, pour les gens de gauche ou d'ailleurs, pour tous ceux qui voient dans cette cohorte une entité d'êtres humains, avec chacun leur parcours, évidemment oui. Mais elle pourrait aussi dire l'inverse. Les centaines de personnes qui marchent ensemble sont parfaitement alignées, personne ne sort du rang. Srdjan Zivulovic s'est installé de manière à ce que la foule apparaisse comme un tsunami. Alors, on pourrait imaginer la presse d'extrême droite - droite extrême utiliser pareille image, la prendre comme illustration d'un grand remplacement à venir, d'une invasion imminente. C'est évidemment stupide, cela défie toute logique, mais il suffit de se promener sur la fachosphère pour voir comment l'humanité de ce type d'images peut être volée, confisquée. Ici, c'est le plan large qui a été choisi par le photographe, et par le service photo de Libé. On ne voit donc vraiment aucun visage, il n'y a rien qui accroche le regard et renseigne quant à l'origine ou au parcours des marcheurs. Syrie ? Irak ? Erythrée ? Ils n'ont pour seul témoignage d'identité qu'une couverture.
Les questions qui se posent alors sont concrètes : que faire de cette image ? Où se positionner ? Une piste serait peut-être de s'acharner à ne pas tomber dans la facilité, à ne pas voir là une marée, à tenter de comprendre pourquoi et comment ces hommes et ces femmes se retrouvent parqués ainsi en meute. A nous de nous obstiner à déchiffrer et à comprendre toutes les données de cette photo, de n'en laisser échapper aucun fait. Cette tâche, elle incombe surtout à la presse, aux médias, qui se doivent de détourner la célèbre phrase qui conclut l'Homme qui tua Liberty Valance : «Imprimez la légende.» «Légende» dans le strict sens photographique du terme