A Lisbonne, chaque fin octobre, se tient DocLisboa, l'un de ces quelques précieux festivals historiquement dévolus au cinéma du réel qui auront pris acte du fait que les films, dans leur chair, se posaient rarement la question du partage entre fiction et documentaire - et qu'il n'y a donc guère de raison à ce que les sélectionneurs de festival s'en soucient plus. Vagabondant au sein du riche programme, on aura croisé deux belles figures de vagabonds, ermites fantômes qui l'un habite, l'autre hante les deux films vainqueurs au palmarès, très différents et non moins résonnants (Il Solengo, d'Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis, et Rio Corgo, de Maya Kosa et Sérgio da Costa, au superbe héros mi-hobo de «western bacalhau», mi-promeneur walserien). On aura toisé la rétrospective monumentale consacrée à la filmographie du Serbe Zelimir Zilnik. Une œuvre d'une quarantaine de films qui s'étend des années 60 à nos jours, présentée comme une peinture majeure de l'histoire yougoslave contemporaine et de ses marginalités - faute de savoir par quel bout la prendre, on ne s'y sera pas aventuré, à tort sans doute.
On aura vu nombre de cinéastes ferrailler avec la capitulation académique guettant tout film qui se choisit pour objet le fait artistique ou patrimonial (musique, poésie, peinture ou monument) et se met ainsi au risque de l'«image culturelle», sans pour autant s'abandonner au bon vieux montage conformiste d'images d'archives et d'interviews (genre honorablement représenté par And When I Die I Won't Stay Dead, de Billy Woodberry, portrait du poète beat Bob Kaufman). Ainsi, dans le désopilant Copla, du revenant-vétéran espagnol Gonzalo García Pelayo, le cinéaste capte sur fond vert les performances d'artistes d'une tradition chansonnière andalouse où s'expriment grandiloquemment les passions tragiques. Usant à plein de surimpressions d'une jubilante ringardise et d'une voix off commentant les déchirements amoureux au sein du groupe populaire qu'il filme comme s'il s'agissait d'un match de football, il en conçoit un précis de surréalisme pop - comme si Paul Verhoeven réalisait un épisode de la Chance aux chansons.
Je me suis mis en marche prend quant à lui sa source dans un poème de Franck Venaille, dont le Français Martin Verdet tire, entre quatre murs gris, un film qui n'est ni tout à fait une adaptation ni un portrait de son auteur. Plutôt une évocation hypersensible, entre parcours à fleur de texte et expériences laborantines menées sur la présence, le corps, la voix du poète d'une part, et de l'autre sur leur substitution par des agents rudimentaires ou loufoques d'invocation (bruits de pas, eaux fluviales, bandes magnétiques, cheval…).
Enfin, dans le Saphir de Saint-Louis, le Catalan José Luis Guerín circonvient brillamment l'objet imposé de son court film de commande, la morne cathédrale de La Rochelle, pour en saisir, en scruter au plus près et en anamorphoser un infime détail, qui renvoie l'édifice et la ville à la part mal assumée de leurs fondations : un ex-voto médiocre représentant un navire négrier en perdition en 1741, dont l'histoire est prétexte pour la caméra à renverser la nef, la filmer sous la lumière censément divine telle la cale insalubre du bateau où croupissaient les produits humains du commerce triangulaire - et le film de commande de se muer ainsi, plein de sa joyeuse tranquillité, en film de pirates.