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Photo

Mon histoire avec un acteur

La photographe Caroline Delmotte met en images et en texte l’obsession qui l’a fait sillonner Versailles pendant des mois. Une aventure dont «Next» présente un aperçu.
(Caroline Delmotte)
par Caroline Delmotte, Photographe
publié le 14 décembre 2015 à 10h41

Comment c’est de commencer? Comment naît un projet? Pourquoi ai-je pris cette photo-ci? Et non cette photo-là? La plupart du temps, il est assez difficile de répondre à ces questions, il me faudrait pratiquement raconter ma vie. Mais cette fois, c’est plutôt facile: ces images racontent une histoire d’amour.

Tout a commencé par un coup de foudre, à retardement, comme au cinéma, dans les comédies romantiques: au début, je ne faisais pas particulièrement attention à lui, alors qu’il était toujours dans le coin. J’ouvrais le journal: il était là; la télé : il était là; la radio: il était là. Si bien qu’au bout de quelque temps, j’ai quand même fini par le remarquer. Et un soir, tranquillement installée au fond du canapé, derrière mon écran de télévision, savourant sa présence, j’ai reçu son regard en plein cœur, par-delà le plastique de l’écran, l’âge du film, le rôle, le canapé, tout: ce regard était à moi et pour moi seule. Il n’y avait personne une seconde auparavant, et tout à coup, il y avait quelqu’un.

Quelqu'un à qui j'avais envie de parler, que j'avais envie d'écouter, avec qui j'avais envie d'être. Que j'avais envie de rencontrer. Cette rencontre devait avoir lieu. Mais comment rencontrer quelqu'un de connu et, qui plus est, qu'on ne connaît pas? Je n'allais pas y aller comme une fan (sans vouloir offenser les fans), attendre à la sortie du théâtre et lui dire… «bravo-vraiment-c'était-très-beau» ou «je-vous-aime-oui-je-vous-adore»… non, ce n'était pas ça du tout.

Il fallait une vraie rencontre, La rencontre…imprévisible... Impossible à organiser. À ce moment-là, il se trouve que je m’étalais sur une de ces plages de calme plat, sur tous les fronts. Et j’étais disponible. Je planchais… ou plutôt je faisais la planche sur un projet, pour un concours. Manière et surtout histoire de me donner une limite temporelle pour produire quelque chose. Et j’avançais, péniblement, sans fil rouge (ni de quelque autre couleur d’ailleurs), sans liant entre les images.

Dans mon obstination à laisser le plus de place possible au destin… au hasard, à tout ce qu’on veut qui n’obéisse qu’à lui-même, je n’avais fait aucune recherche sur lui, sa vie, ses lieux de prédilection… Je savais ce que tout le monde savait à peu près, par la radio, par les affiches, par les promos télévisées. Je connaissais le théâtre où il jouait alors. Il ne s’agissait pas d’y aller (seulement) pour le voir, le croiser, ou que sais-je encore… mais pour travailler. C’est l’avantage de la photo, on est toujours en train de travailler. Alors, pourquoi faire compliqué ?

Je commençai par explorer les alentours du théâtre, d'autant plus intéressants pour moi qu'il s'agissait d'un coin de Paris que je ne connaissais pas bien du tout. Je débarquai donc au Palais-Royal en plein travaux, les colonnades en partie masquées par des murs de planches et de grands voiles, éclairées par des néons à la nuit tombée. Impossible de les traverser et il fallait les contourner: à peine visibles, elles n'avaient jamais été aussi présentes. Ni aussi attirantes. Exactement où j'en étais avec mon acteur (ce que bien sûr, je ne comprenais que confusément à ce moment-là): je ne pouvais voir l'homme qu'à travers l'acteur, dans un rôle ou en photo; et tel Joseph Merrick dans Elephant Man, qui reconstruit l'église à partir du bout de clocher qu'il aperçoit, je reconstruisais mon homme à partir de l'acteur. Je réinterprétais l'interprète. Mise en abyme.

Or, je le savais, je le croyais, je l’affirmais à qui voulait l’entendre, c’était bien l’homme que je voulais rencontrer. Le «débarrassé» de fictions. L’être sous le néant des néons. Heureusement, le hasard fit bien les choses et me transporta loin du théâtre, vers un lieu à Lui associé de manière tout à fait personnelle. Un dimanche matin, hop, un coup de fil, une proposition de sortie en famille, okay, et me voilà à Versailles. Comme nous marchions tranquillement le long des allées boisées, aux alentours du château, en bons Parisiens qui font prendre l’air aux enfants, je n’imaginais pas une seconde le rencontrer ici.

Pourtant, j’étais chez lui ; cette ville était la sienne de façon notoire et privée. J’avais donc une bonne raison de me promener là. Une raison intime. Je viendrais ici par lui, et pour lui. Pour commencer, banalement, aller à Versailles signifiait aller au château. Et au château, dans les jardins. J’y trouvais ce que j’aime profondément photographier: une structure géométrique très forte, des jeux de symétries… Un jour peut-être, je lui montrerais, ce qui nous fournirait l’occasion d’une rencontre.  J’aurais vu ce qu’il aurait sûrement déjà vu, et il le reverrait à travers mon regard, et par conséquent, il me verrait. Tout simplement.

Je n’en oubliais pas pour autant mon concours. Au contraire. Cette série était devenue mon alibi pour vivre ma grande passion, et n’y accordant qu’une attention périphérique, je pouvais m’y consacrer à fond. Mais il fallait bien conclure, et obéir à la date limite d’envoi pour au moins concourir. Je finis ma série, enfin la décrétai «finie», j’écrivis un texte de présentation du projet qui ne révélait rien des réalités de son élaboration et je postai le tout pour le tout. Du même coup et de la même manière , je décidai de mettre un terme à ma passion: j’imprimai la série en petit format, lui écrivis une petite lettre, (un peu plus sincère que celle rédigée pour le jury du concours), aussi légère et drôle que possible, le remerciant de sa participation, certes involontaire mais néanmoins effective, à ce projet. Sa présence m’avait permis de penser à autre chose, ou à quelque chose, en faisant ces photos, ce qui m’avait permis de les réaliser. Je déposai l’ensemble au théâtre et quittai Paris pour Noël. En rentrant, je trouvai une carte postale de sa part, me remerciant très gentiment. Classe! (...)

La suite de ce périple sentimental et artistique se trouve ici.