Manchester, la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Le photographe freelance Joel Goodman a décidé, très courageusement, de faire les sorties des pubs et night-clubs dans les rues de la ville en surchauffe. La réputation fêtarde de celle qui s'est rebaptisée «Madchester» à l'orée des années 90 n'est plus à faire, on y désire le coma éthylique tel un cap de Bonne-Espérance de la noyade envapée, un nirvana d'inconscience supérieure. Le Manchester Evening News a publié un portfolio assez sidérant des images prises par Goodman cadrant filles prostrées ou hurlantes, garçons en train de vomir ou de pisser n'importe où, couples s'engueulant devant des témoins interloqués… Happy New Year. Mais c'est une seule photo de cette série qui a connu une diffusion hors norme, via les réseaux sociaux qui l'ont diffusée, commentée et détournée à cœur joie. Les comparaisons fleuries avec la peinture de Michel-Ange ou du Caravage n'ont pas manqué, et cet effet tient à un retournement du principe de la scène d'action saisie sur le vif. La photo procure, au contraire, le sentiment que les protagonistes ont tous pris la pose et que l'artiste à soigneusement composé l'ample scénographie des différents individus et groupes humains disposés dans l'espace. De même, la lumière intense, alors même que l'on est en pleine nuit, procure le sentiment d'une mise en scène violemment éclairée par des spots dans un studio de cinéma.
Outre l’intensité de la vie sociale mancunienne, dont le cliché témoigne brillamment par la coexistence de dispositions humaines pour le moins hétérogènes, il est probable que la photo intrigue et captive précisément aussi parce qu’elle rassemble dans une dramaturgie synchrone plusieurs sorties de routes simultanées. Que le puits d’insondable fascination où l’œil trouve matière énigmatique à se fondre (on est sur Well Street) tient dans ce tour du destin qui a pu conduire le buveur de bière solitaire a s’étendre à même la chaussée et s’y rouler sans jamais perdre prise sur son biberon, et cet autre plaqué au sol à faire, simultanément, l’objet d’une empoignade policière. Le hasard miraculeux de la composition de l’image et des personnages qui la peuplent nourrissent ainsi un écheveau de correspondances et de dualités. Deux femmes, l’une passante indifférente au capharnaüm ambiant, l’autre pleinement aux prises avec l’arrestation en cours, sans que l’on discerne bien si c’est l’empoigneur ou l’empoigné qui l’agite. Deux hommes gisants, l’un consentant, l’autre pas. Deux paires de flics, à l’avenant. Sans compter que le spectateur trouve lui-même son reflet là précisément où pointe spontanément son regard, dans le groupe de jeunes gens au centre qui contemple la scène à bonne distance. La décontraction pleine d’aise des uns et la détresse des autres tissent une toile d’états contraires entre ivresses hagardes et hyperlucidité, qui aiguise à l’extrême chaque détail, en même temps qu’elle en épaissit l’indéchiffrabilité.