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Libération

Bowie beau rêveur

publié le 15 janvier 2016 à 19h21

Même s'il n'est pas de mort intégralement prévisible, celle de David Bowie, annoncée lundi matin, a joué à plein de l'effet de surprise. Un méchant vent de panique a soufflé sur la plupart des médias qui n'avaient rien vu venir, d'autant plus que l'artiste venait tout juste (le 8 janvier, date de son 69e anniversaire) de sortir Blackstar. La communication sur le disque était des plus laconiques, Bowie ne parlant plus à la presse. Le premier article a évoquer les coulisses de fabrication de l'album est paru dans Rolling Stone et Tony Visconti, interrogé sur les rumeurs de la santé déclinante d'une des pop-stars les plus durablement adulée au monde, assurait : «Il est en bonne santé. Je ne pense pas cependant qu'il refasse de la scène. S'il le fait, ça sera une surprise totale.»

A Libé, dès les premières réunions, outre la question de la pagination exceptionnelle (on évoque 12 pages, puis 20, puis 32) et sachant, évidemment, que rien n'est écrit (contrairement à d'autres journaux, le «frigo» à nécrologies est, ici, à peu près vide), la question de la une est rapidement un des enjeux clés. Ce n'est rapidement plus qu'une question de choix et d'œil, car une bataille est d'ores et déjà engagée entre les différentes agences et les médias à cran. Il faut remonter au décès de Lady Di, dans un accident de voiture, ou à celui de Michael Jackson, par excès de consommation de sédatif pour chevaux, si l'on veut mesurer la gigantesque demande quasi synchrone qui n'émane évidemment pas seulement de quotidiens et d'hebdos français, mais de toute la presse internationale. Contrairement à ce que l'on serait tenté de croire, vu le nombre de photographies par milliers que peut dégueuler Google Images si l'on s'amuse à taper Bowie dans le moteur de recherche, un cliché qui fasse sens en une, c'est-à-dire qui emblématise ce moment émotif, unique et collectif, est loin d'être une évidence.

D’autant que le régime d’apparition et de visibilité de Bowie sur quarante ans a toujours été d’exhiber son nouveau style, qui n’était le dernier qu’à la mesure du prochain qu’il n’allait pas manquer d’inventer, une fois encore selon une chaîne de métamorphoses que l’on a eu tort de croire infinie. Donc LA photo de une doit en quelque sorte, non seulement résumer le personnage dans sa troublante identité smart et fuyante, mais aussi dire qu’elle est désormais close dans un feuilleté délirant d’avatars et d’angles d’approches privés, publiques, scéniques, mondains…

Une option fait le job, une série de Herb Ritts, réalisée en 2000, où Bowie fait face à un grand poster de lui-même grimé en Aladin Sane - comme si la créature et le créateur figuraient sur la même image. Mais, le service photo du journal tombe tardivement (vers 18 heures) sur l’image de Bowie allongé, avec sa fille Alexandria posée sur son ventre, que détient l’agence Gamma, une photo signée Brian Aris qui avait décroché l’exclusivité people pour le mariage de Bowie avec le mannequin Iman, puis pour les photos du couple et de leur nouveau-né. On peut considérer qu’il s’agit là, au regard de ce que Bowie représente de puissant et d’avant-gardiste pour la musique et l’art, d’une concession coupable à l’appétit des midinettes. Mais ainsi déployée en double une, recto verso, il devenait évident, à notre propre surprise, que Bowie y apparaissait sous un jour paradoxal : beau rêveur radieux, souverain et renversé, les yeux vers le plafond, donc le ciel, nimbé d’un jour laiteux, lointain, que la mélancolie actualisée de sa disparition soudaine rendait plus intemporel encore.