Pour donner une idée de l'œuvre vidéo Ashes du Britannique Steve McQueen, exposée à Paris et présentée à la Biennale de Venise en mai, il faudrait peut-être imprimer une des captures d'écran sur le recto d'une page de ce journal, et une autre sur son verso. Mais ce serait louper tout le reste : la bande-son - une voix off qui donne quelques éléments sur ce qu'on voit- et, surtout, la petite marche à pied que l'œuvre implique et qui fait qu'on passe d'un côté de l'écran à l'autre dans l'espace de la galerie. Ce petit déambulé est crucial. D'abord, il y a la vidéo d'un jeune homme, surnommé Ashes, à la proue d'un bateau de pêche. Il est en short, s'assied, se lève. Il est magnifique. Les images ont été tournées en 2002 sur l'île de Grenade, aux Antilles, par le directeur de la photo néerlandais Robby Müller. Celui qui était alors «seulement» artiste, Steve McQueen, et pas encore cinéaste (Hunger, Shame et Twelves Years A Slave), le faisait travailler pour une œuvre, Carib's Leap, sur les traces de l'esclavage dans le quotidien des Antillais. Les parents de McQueen, né en 1969 à Londres, étaient originaires de Grenade. Les rushes en Super-8 de ce jeune homme saisi dans sa beauté n'ont jamais été utilisés.
En 2013, Steve McQueen est à la Grenade et demande où se trouve Ashes. Il apprend qu’après le tournage, il avait été assassiné à l’âge de 25 ans par des dealers alors qu’il avait trouvé une livraison de drogue par hasard sur une plage, et s’apprêtait à la revendre lui-même. Voilà l’autre face de la vidéo : la tombe du jeune homme est entretenue, et on voit le travail du marbrier qui retire les bouts de bois de la tombe, ajoute du ciment pour faire tenir l’édifice, époussette la pierre tombale. La vie quotidienne est bien présente, même si ce n’est pas celle que McQueen escomptait dix ans auparavant. En voix off, deux amis d’Ashes décrivent ses derniers instants.
La beauté de cette vidéo tient au fait qu’elle nous transporte entre la vie et la mort. On est là sur le Léthé, le fleuve grec qui amène aux Enfers, à mi-parcours. Sur le bateau, Ashes est éclatant de vie, mais on entend les circonstances de sa mort. Et si on veut fuir les images de la sépulture, à nous de faire quelques pas et de contempler ce superbe fantôme. De son vivant, il était surnommé «Ashes», ce qui en anglais signifie «les cendres».