Shelter Island est une île au large de Long Island, où la bonne société new-yorkaise vient s’amuser le week-end. Tout y est parfait : les maisons boisées sont blanches, les pelouses vertes et tondues au cordeau et le homard excellent. Un été, le photographe américain Roe Ethridge, né à Miami en 1969, y a passé ses vacances en famille, dans une villa remplie d’objets évoquant l’Amérique rêvée des années 50 : affaires de base-ball, cerfs-volants, vieilles bouteilles de Coca-Cola…
Celui dont le travail s'expose autant dans les musées que dans les magazines de mode a fait poser ses proches et publié la série sous forme d'un fascicule de 32 pages, Shelter Island, sorti il y a quelques semaines aux éditions Mack. On voit sa famille s'amuser dans ce havre estival, jouer entre les crabes, les plantes et la mer… Le tout est assez attendu. Et puis, il y a cette image, une capture d'écran d'iPhone. Il s'agit du fils de Roe Ethridge, dont le visage habite entièrement le champ, comme s'il avait été zoomé.
Où est la surprise ? La beauté ? Toute la force de cette photographie tient à ce que nous l’avons tous, quelque part. Non pas celle d’Ethridge Junior, plutôt de nos propres enfants, ami(e)s, proches. Depuis une petite dizaine d’années et l’incursion des smartphones dans le documentaire permanent de nos vies, l’emballage est toujours le même. Le graphisme de l’interface Apple, avec l’indication de la date et de l’heure, le temps de batterie qu’il reste à l’appareil avant qu’il ne s’éteigne, tout cela a remplacé le carton blanc des cadres posés sur le buffet, le liseré du Photomaton découpé et rangé dans le portefeuille… Ce que montre Roe Ethridge, avec cette photographie spectaculairement banale, c’est que Steve Jobs a fait mieux que de nous vendre ses iPhone : il a fabriqué la Marie-Louise de nos intimités, apposé un «made in Cupertino» (ville californienne où siège Apple) sur chaque image de nos proches.
Ce petit garçon est très beau, il a le visage parfaitement dessiné, les taches de rousseur adorables. Mais dans ses yeux se lit une angoisse. Celle-ci n’est certainement pas due à la présence du père. La peur, elle n’est pas en lui mais en nous, spectateurs de cette image, à qui l’affichage du smartphone donne tout pouvoir sur la vie de cet être. Il suffit d’un léger mouvement de la pulpe du doigt, de cliquer sur la flèche pour envoyer sa photographie sur tous les réseaux sociaux. Un geste sur le bouton «edit», et voilà que son visage sera modifié, trafiqué, rogné. Quant aux icônes «cœur» ou «poubelle», elles laissent au père le choix de mettre son fils en «favori» ou de détruire son image. Avec cette banalité numérique, et dans un contexte vacancier et domestique, Roe Ethridge ouvre très large le champ des questionnements.