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Les réfugiés, ces éros

(Photo Arpad Horvath)
publié le 11 mars 2016 à 18h41

Qu'est ce qui frappe vraiment dans cette image, sinon ce qui occupe tout son cadre et le transperce ? Soit la beauté du jeune homme. Celle-ci n'est pas agressive, ni même érotique. C'est une forme rare de délicatesse. Il est pris en photo de profil, ce qui accentue, comme dans une peinture de Manet, la finesse des traits. Ce garçon pourrait se dessiner sans lever le crayon de la feuille tant il n'y a rien d'abrupt dans son visage, aucune cassure dans sa posture. Et pourtant, des blessures, il n'y a que ça dans son parcours. Lundi, dans une édition de Libération consacrée à l'actualité de Calais, Sonia Delesalle-Stolper, correspondante du journal à Londres, dressait le portrait de ce jeune homme qui se fait appeler Khwan. Il est originaire du Darfour, vit au Royaume-Uni. Entre les deux, il y a eu la prison au Soudan, la fuite sur la côte libyenne, les bateaux clandestins pour l'Italie, les trains en fraude pour Paris. Puis Calais, l'attente pour essayer de se glisser dans un camion. Et enfin la terre promise qu'est le Royaume-Uni.

Toute la force de cette image tient à l'effacement de tout contexte. On imagine que son auteur, le photographe basé à Glasgow Arpad Horvath, s'est rendu dans le logement fourni par les autorités britanniques. Un appartement sans doute pas au top niveau de la décoration et du confort. On se concentre ici sur le sujet en lui-même, Khwan, qui pose de manière quasi nonchalante, approchant sa fine main de la bouche, le dos courbé mais pas affalé. On pense à une image pure, originelle, comme les portraits des premiers photographes au XIXe siècle.

Le déferlement d'images de réfugiés depuis des mois crée mentalement un essaim anonyme. En parallèle de cette négation des individualités, par le flux de l'information et d'une visibilité qui ne veut plus rien dire, vient le fantasme. Sur les réseaux sociaux ont été compilées des photos de «migrants sexy». Un Tumblr est baptisé «Hot Refugee» («Trouvons des jobs de mannequin à ces pauvres gens»), un compte Instagram «Hot Migrants» («Leurs pays sont en ruines, mais leur sex-appeal est toujours très fort»)… A chaque fois, les images sont des captures d'écran de JT ou des photos d'agence volées. Ces comptes sont confidentiels, ont peu de followers. Et il est difficile de savoir si leurs créateurs sont des crétins finis ou si, au contraire, il s'agit là d'un humour très sarcastique. Parodiques ou non, ces manifestations visuelles numérisées expriment le refoulé, l'excitation collective à l'idée que ces hommes ou femmes puissent être des corps brûlants de désir. Se révèle à travers ces sites la persistante libido coloniale qui érotise le colonisé, entre sauvage au pénis énorme et ingénue autochtone à la croupe accueillante.

En 1924, dans une scène de Route des Indes, E. M. Forster écrivait au sujet d'un être misérable et magnifique qu'un personnage croisait dans un tribunal : «Il avait la force et la beauté qui fleurissent parfois chez les Indiens de basse extraction. Quand cette race étrange approche la poussière et est condamnée comme intouchable, la nature se souvient de la perfection physique qu'elle a accomplie partout ailleurs, et envoie un dieu - pas beaucoup, mais un de-ci de-là, pour prouver à la société à quel point ses catégories ne l'impressionnent pas.» La grâce de Khwan n'est pas un acte du divin, mais, comme celle de l'intouchable de Forster, elle est naturelle, imparable, logique. Et c'est par sa normalité que son image séduit. Il n'est pas superbe comme un pauvre hère ou un martyr chrétien, mais comme un homme saisi dans la simplicité de son apparition. La beauté de Khwan se dissocie de son contexte social, mais également de son sujet. Sa grâce est salutaire car elle porte en elle une force de dissidence. C'est un doigt d'honneur à ceux qui refusent de découper le contexte circonstanciel de boue, de pluie et de cales de bateaux autour des réfugiés. Et qui, physiquement ou mentalement, leur interdisent de se rêver en autre chose. Qu'ils les trouvent sexy ou non.