«La Californie est un endroit où s'unissent dans une suspension difficile une mentalité de la prospérité et un sens tchékhovien de la perte : l'esprit y est troublé par une suspicion enfouie mais indéracinable que les choses marchent mieux qu'ailleurs, parce qu'ici, sous l'immense ciel délavé, le continent n'existe plus», écrivait Joan Didion dans son recueil d'articles Slouching Towards Bethlehem (traduit partiellement en français sous le nom de l'Amérique 1965-1990 - Chroniques). Quel rapport avec ce café à la banalité soporifique ? Aucun a priori. Des collègues sont attablés, un homme boit une canette de Coca-Cola Light tout seul devant son ordinateur portable, deux femmes prennent un verre et l'une d'elles a un bébé à la main.
L'image est signée Damien Maloney, photographe texan qui a grandi en Arizona et vit aujourd'hui à Oakland. Elle est parue jeudi dans Libération, accompagnant un article de Solène Chalvon consacré à la face cachée de la Silicon Valley, aux loyers exorbitants, à tout ce qui exclut ceux qui ne sont pas de l'eldorado numérique, et aux initiatives locales pour essayer de juguler le torrent de gentrification. Car voilà, ce bar, le Rendez-Vous Café, est situé en Californie, à Redwood City précisément, non loin du campus de Stanford, des locaux de Facebook et d'Oracle, autant de temples du monde «moderne», intelligent, connecté et richissime.
L’établissement emploie du personnel en contrat d’insertion. L’article cite ainsi des cas de serveurs ou cuisiniers, quasiment tous issus de minorités, pour qui le Rendez-Vous Café a été salvateur. Les quelque 85 salariés profitent également de contrats de travail particulièrement attractifs et de salaires au-dessus du minimum américain. Tout va bien.
Mais si cette image de Damien Maloney interpelle, c'est qu'elle peut se découper en plusieurs couches, plusieurs tranches de la Californie, Etat qui est à la fois une réalité et un espace mental. «L'immense ciel délavé» de Joan Didion, on ne le voit pas, si ce n'est dans un petit cadre. Comme si la voûte céleste californienne, autrefois matrice à rêves, avait été remplacée par des panneaux d'isolation grisâtres (de ceux qui rendent neurasthéniques les collégiens et salariés du monde entier) et des néons jaunâtres.
L'autre point saillant de cette photographie de café, c'est que malgré l'ennui du lieu, tout semble y être fait pour célébrer une convivialité : les petites plantes sur les tables, le tableau noir crayonné de «Welcome» et de petits dessins, les notes de couleur sur le sol et le mur. Tout cela ne rend qu'encore plus tristounet (et désuet), la décontraction et la «coolitude de vivre» dont la Californie est synonyme. Et puis il y a le mobilier, ces chaises blanches. Le modèle est présent dans le monde entier, mais il vient du coin. Il a été créé dans les années 50 par le couple de designers Charles et Ray Eames, qui dessinait une esthétique élitiste destinée au plus grand nombre. La lumière est forte, mais cette image est sombre, le signe d'une Californie disparue, transformée en quelque chose de dur, moche, cheap et, surtout, d'inégal socialement. Mais, comme certains businessmen y deviennent milliardaires en peu de temps, qu'ils ont des baskets et qu'ils sont jugés «cool», cette Californie fait toujours rêver certains.