Une carlingue d'avion au fuselage rétrofuturiste dans un paysage enneigé. Sous les flocons, la carcasse grise et ventrue, congelée, a un air de fantôme endormi. Il s'agit d'un avion amphibie, le VVA-14, fabriqué par l'Union soviétique dans les années 70, destiné à détruire les sous-marins américains avec des missiles Polaris. Seulement deux modèles ont existé et l'un des prototypes s'est écrasé. Ce cliché appartient à la série «Restricted Area» de Danila Tkachenko, né en 1989 à Moscou, et s'intègre à l'exposition «Evolution of Sight, 1991-2016» qui se termine tout juste au Manège, lieu traditionnel de la Photobiennale de Moscou. Dans le sous-sol de cet espace à l'architecture néoclassique, non loin de la place Rouge, la biennale montre les photographes russes depuis la fin de l'URSS. A travers le prisme de la Russian Union of Art Photographers, une association qui fête ses 25 ans, l'exposition accumule les clichés de ses membres, de la star Igor Moukhin à la génération des moins de 30 ans. Un an avant le centenaire de la révolution de 1917, la photographie russe se cherche, comme partout, dans la mondialisation. Et mouline les stigmates de son passé. Partout, dans cette 11e édition, on sent l'histoire qui affleure.
«Patrie». Danila Tkachenko a travaillé longtemps sur sa série des reliques du progrès soviétique. Il a attendu une météo propice et fait plusieurs voyages pour atteindre ces lieux éloignés. Des autorisations ? Le photographe reconnaît qu'il vaut mieux se mettre les gardes dans la poche pour parvenir à ses fins. Ancien élève de l'Ecole Rodchenko, Tkachenko, fort de son succès, a quelques réserves sur la situation des photographes en Russie, qu'il voudrait plus stimulante.
A côté de ces vestiges militaires congelés, Ivan Mikhailov a photographié des aires de jeux pour enfants, hérissées de fusées en tôle, sortes de Soyouz de pacotille (Playground, 2010). Plus loin, les natures mortes de Vadim Gushin («Library», 2014) rappellent le constructivisme. George Mayer, lui, a habillé des enfants avec l'uniforme de leurs parents, agents du ministère de l'Intérieur de la Fédération de Russie (Children of Militia Officers, 2011). Ainsi attifée, il montre «la jeune génération russe prête à accepter la responsabilité de défendre sa patrie dans les temps à venir».
On ne plaisante pas avec la Russie mythique : «La seule fois où j'ai été battue par mon père, c'était le jour du vol de Gagarine. Car, petite fille, je ne voulais pas aller dans l'espace. Mon père m'a dit que je n'avais aucune imagination», plaisante Olga Sviblova, directrice de la biennale et du Multimedia Art Museum de Moscou (MAMM). Tornade blonde, chignon Bolchoï, corps de ballerine et regard vert, Sviblova, la femme aux «3 000 expos», passée de balayeuse à directrice de musée, tient sa légende : «Il faut garder les yeux ouverts», répète celle qui a fondé la Maison de la photographie en 1996, devenue MAMM en 2010.
Ouverte sur le monde, la biennale - qu'elle a aussi créée - montre des étrangers (Olivier Culmann, Karen Knorr et, cette année, des Japonais : Hiroshi Sugimoto, Osamu Shiihara…) mais aussi des Russes. «Comme partout, la situation des photographes est difficile. Dans les années 90, la presse était plus développée. Certains ont émigré. Si nous montrons 50 % de photographes russes et 50 % d'étrangers pendant la biennale, pour les collections du musée [constituées de 300 000 photos avec négatifs, ndlr], je n'achète que des Russes, vu les moyens impartis.» Dans un climat géopolitique tendu, sur fond de crise économique, la manifestation perd des mécènes (sauf le géant minier Norilsk Nickel) : «Créer une Biennale à Moscou, c'était courageux. Durer, c'est difficile.» D'autant plus que des lois récentes corsètent le milieu artistique, entre obligation de signalétique pour protéger les enfants et interdiction des mots grossiers.
«Carcan». Au MAMM, des jeunes couples se tiennent la main devant des vues grandioses, frontales et vides du musée de l'Hermitage prises par Candida Höfer. Parmi les trouvailles, deux coups de cœur du début et de la fin de l'ère soviétique : Mikhail Smodor, envoyé au goulag en 1935, a suivi la vie d'une petite bourgade de Galich au début du siècle dernier où la collectivisation progressive trouble le regard des habitants. Juste avant la pérestroïka, l'œil sarcastique de Vladimir Vorobyov frappe. Sur ses photos, une babouchka tranche la Pravda avec une hache, un gradé scientifique tient deux téléphones, une femme tire la langue. Un air de folie flotte. Ça sent la fin d'un régime.
Dans une annexe du Musée d'art moderne de Moscou, place aux jeunes qui suivent la tendance des récits intimes et des mises en scène. Maria Ionova-Gribina a fourré des armes en plastique semblables à celles de l'armée russe dans des mains d'enfants. Ekaterina Mamontova s'est, elle, immiscée dans des clubs de folk metal où des hommes torse nu effectuent des danses musclées. Ils se chauffent avec une musique qui évoque «les anciens guerriers, la victoire sur l'ennemi, les personnages légendaires, l'esthétique du Grand Nord et le paganisme», explique la photographe. «Je voulais montrer comment les hommes jeunes, prisonniers du carcan rigide du monde moderne - bureaux, bouchons, hypothèques -, se donnent du courage dans une communion avec la culture antique. Là, ils éprouvent les rôles traditionnels de guerriers, de défenseurs, de voyageurs, d'envahisseurs.» Face à ces images chargées, la vidéo absurde de Polina Muzyka, atteinte du syndrome de Pica, un trouble alimentaire, rassure presque. La photographe se filme, assise par terre, mangeant de la neige. Elle a très certainement froid dans le dos.