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Reykjavik, afflux tendu

Manifestation à Reykjavik mardi, jour de la démission du Premier ministre Sigmundur David Gunnlaugsson, qui figurait parmi les personnalités citées dans les «Panama Papers». (Photo Stigtryggur Johannsson. Reuters)
Publié le 08/04/2016 à 19h21

«Two is company, three is a crowd» dit le proverbe anglo-saxon. Mais à combien faut-il être vraiment pour faire foule ? Combien de manifestants pour qu'il y ait manifestation ? Combien de slogans furibards et de pancartes brandies pour pousser un Premier ministre à la démission, dissoudre un gouvernement, provoquer des élections anticipées, liquider la classe politique existante comme on tire la chasse, changer de système ? Combien de bananes brandies hors champ, comme nous l'apprend l'article qu'illustre cette photo, pour dénoncer la politique bananière (grâce à la géothermie, l'Islande est le premier producteur européen de bananes) ? Comme en bien d'autres choses, c'est la taille (du pays) qui compte.

La photo a été prise mardi par un correspondant de l’agence Reuters, lors d’un rassemblement à Reykjavik. On y compte un accordéon, un trombone, quatre bouches ouvertes, six mains battantes et une quarantaine de têtes, pas suffisamment pour remplir le cadre de l’image. A vrai dire, on y discerne presque autant de conifères que de manifestants, ce qui, dans un pays vastement déboisé par les Vikings, où une vieille blague dit qu’il suffit de deux arbres pour faire une forêt, n’est pas rien. Les rangs n’apparaissent pas particulièrement serrés, on voit bien où l’on aurait pu loger quelques orchestres de djembés supplémentaires. Et pourtant, les fondations politiques de l’île nordique vibrent d’un souffle d’indignation.

En tout, ils étaient environ 20 000 et, dit-on, plus nombreux encore la veille, à manifester mardi leur colère devant le Parlement islandais, à la suite des révélations des Panama Papers. Un scandale où se trouvaient mis en cause 600 de leurs concitoyens, et notamment trois membres du gouvernement - pas des moindres : le Premier ministre, celui de l’Intérieur et celui des Finances. Si l’on considère que les Panama Papers (11 millions de fichiers) ne permettent d’entrevoir que les transactions opérées par un seul cabinet, en un seul paradis fiscal parmi d’autres, alors 600 déprédateurs fiscaux, pour un si petit pays, c’est beaucoup.

Côté manifestants, à l’échelle d’une nation peuplée d’à peine plus de 300 000 habitants, dont les deux tiers résident à Reykjavik, 20 000 personnes, c’est énorme. On a fait le calcul pour vous : c’est 6,67 % de la population islandaise, l’équivalent de 4 millions et demi de Français - a-t-on jamais vu pareil afflux dans les rues de Paris ? Les quelques milliers de personnes qui veillent depuis huit jours dans les villes de France et de Belgique, où s’orchestrent les Nuits debout, soulèvent un enthousiasme considérable, agacent la maire de Paris, mais ne font encore trembler personne. Combien faut-il qu’ils soient pour que cela change ?

Il y a huit ans, l'Islande a connu une cascade de crises, financières, économiques, politiques, d'abord écopées dans la douleur par la population, puis combattues avec l'espoir de purger sa société des travers qui l'avaient conduite à sombrer. Malgré le sabordage parlementaire de sa tentative de réforme citoyenne de la Constitution, on n'a pas manqué depuis lors de brandir son exemple, pour avoir emprisonné les banquiers ou refusé de régler sa dette plutôt que de rendre le peuple débiteur des faillites de ses «Vikings de la finance». Ses révoltés d'aujourd'hui pourraient s'en sentir d'autant plus accablés, résignés au sinistre retour du même. On leur trouve pourtant - sur cette image du moins - l'air sûr, souriant, même. Combien seront-ils encore dans la rue à exiger le changement, une fois l'émotion et le fracas des révélations dissipés par quelques démissions et coups politiciens ? Les chiffres ne sauraient tout dire. Comme en bien d'autres choses, c'est l'endurance (de l'espoir) qui compte.