Avant de se trouver déclinées au format sériel, les troubles histoires d'intimités tarifées de The Girlfriend Experience ont d'abord été un film de Steven Soderbergh, en 2009. On en doit la transposition au flair légendaire du tempétueux de Chris Albrecht. Cet ex-patron de HBO a mis à l'antenne les Soprano, Sex and the City, The Wire ou Six Feet Under et fait l'ADN de la chaîne à péage, avant d'être contraint à démissionner pour avoir agressé, ivre, sa petite amie dans un parking de Vegas. Soderbergh assure ici la production, mais a laissé les manettes au cinéaste Lodge Kerrigan (Clean, Shaven, Claire Dolan) et à Amy Seimetz (actrice-réalisatrice connue du circuit «indie»), qui se partagent l'écriture des épisodes et leur réalisation.
L'héroïne a le même prénom et le même pseudo que dans le film de 2009. On retrouve aussi ce qui en faisait un cocktail «soderberghien» réussi, comme dans Magic Mike : le mélange entre commerce du corps et réflexion sur le capitalisme. Girlfriend Experience avait été tourné vite, à la suite de la crise financière de 2008, qui en constituait le terreau aussi pourri que passionnant. La crise est forcément plus lointaine ici. Mais les aventures de Christine, étudiante en droit et stagiaire àpetits cols de chemise stricts dans une grosse firme juridique de Chicago spécialisée dans les brevets, qui officie à la nuit tombée comme escort girl, sont tout aussi gangrenées par des rapports sociaux dégradés et une peur permanente de la faillite et de l'échec. Un client lui avouera même être obligé d'emprunter pour continuer à la voir. Christine est spécialisée dans les demandes de girlfriend experiences : on boit un verre, on se parle de nos vies, comme dans un rendez-vous classique avant de coucher, mais le tout a un prix.
Ce qui est assez réussi et donne à la série sa couleur expérimentale, c'est la froideur de l'ensemble, sa discrète asphyxie aussi. Si l'on aperçoit un seul bout de ciel ou de rue une fois au cours des quatre premiers épisodes, c'est un maximum. On y évolue entre open spaces vitrés de multinationales, chambres d'hôtel feutrées et interchangeables, bars design et, partout, les mêmes immenses toilettes en marbre aux proportions ridicules. Kerrigan et Seimetz se plaisent à mettre à nu ces lieux où il y a zéro âme. Bref, une Amérique corporate, une Amérique du dating, blanche et friquée. La maquerelle de l'héroïne le lui indique : ses clients seront surtout des quinquas blancs. Il y a un côté «coupe» sociologique, et il est à prendre presque au pied de la lettre : sec et tranchant. Christine (Riley Keough, surface opaque parfaite, la petite-fille d'Elvis quand même !) ondule ses cheveux et ses hanches de petit garçon avec une impassibilité inaltérable. On l'aura compris, il n'est pas fait dans la psychologie. «Tu vas me manquer», lui dit un client. «Tu vas me manquer aussi», répond-elle. «Tu es merveilleuse», dit un autre. «C'est toi qui es merveilleux.» C'est un robot, un perroquet, un miroir, un haut-parleur d'affects. Cela semble convenir à ceux qui la côtoient. Et on ne sait jamais si elle jouit vraiment. Cette opacité est assez hypnotique mais parfois un peu limitée. Heureusement, elle se dérègle un peu lorsque l'épouse d'un client lui offre une coquette somme pour arrêter la relation, lors d'un entretien aussi expéditif qu'humiliant. Le verre de thé idéalement glacé, idéalement ambré, qui tinte avec sa main tremblante, ouvre une brèche potentiellement passionnante. Le joli glaçon imperturbable va-t-il enfin fondre ?