Là encore, un artiste travaille à partir des photographies d'un autre (lire pages 30-31). Alfredo Jaar, un Chilien habitant à New York, a puisé dans les archives de Koen Wessing. S'il donne une seconde vie à des clichés que le photographe néerlandais a pris au Nicaragua en 1978, c'est pour mieux les renvoyer au néant. Ici, pas d'adoption, mais de la réappropriation, sublimation et néantisation. Dans son installation Shadows, Alfredo Jaar agrandit les négatifs d'une scène de violence prise par Koen Wessing - la mort d'un paysan pleuré par sa femme et sa fille -, découpe chaque prise de vues et la place sur des boîtes lumineuses pour en faire des tableaux. Le basculement de la vie d'une famille nicaraguayenne, en quelques instantanés noir et blanc, est rapide, sec, implacable.
Dans le sous-sol obscur de la galerie Kamel Mennour, à Paris, le cliché le plus célèbre de la série est décortiqué. Les deux femmes ayant perdu leur proche, pleureuses icônes, s'avancent vers l'objectif en faisant de grands gestes. Alfredo Jaar les projette en grand, les détoure, les évide et les irradie de lumière. Comme un flash passé au ralenti derrière l'écran, les deux silhouettes féminines se transforment en fantômes éblouissants. Souvenir tragique pour ceux qui ont vécu le moment (les protagonistes et le photographe) et conscience fugitive de la douleur des autres pour ceux qui ont vu la photographie de Koen Wessing, l'image apparaît, s'enflamme et disparaît aussitôt, spectre parmi les spectres. Roland Barthes a été frappé par cette photographie. Il décrit dans la Chambre claire l'expérience de la mort qu'elle fait partager. Alfredo Jaar décuple cette idée puissante et nous la fait vivre en immersion.