«Un jour, Dieu, désœuvré, ne sachant trop quoi faire, se mit debout sur les mains et créa le monde à l'envers !» Sur ces paroles scandées s'ouvre La Recta Provincia (2007), l'un des derniers films de Raoul Ruiz (1941-2011), qui en a terminé 123 entre son Chili natal et ses exils européens. Ce monde à l'envers, qui est peut-être le nôtre, l'œuvre profuse du cinéaste s'y sera mesuré sans jamais tenter de le remettre sur pied. Au contraire, il en aura proposé de multiples versions et inversions, tout un système d'envers et de revers. Entre ses mains, le cinéma était bien une image inversée du monde, mais il nous ouvrait à cette énigme : l'envers d'un envers n'a jamais été un endroit. Ce qui, si l'on y pense, est logique : la copie d'une copie ne nous rend pas le modèle, pas plus qu'un simulacre de simulacre ne restitue une réalité première. D'où une question à tiroirs, que ces films aggravent sans la résoudre : Mais quel modèle ? Quelle réalité ? Mais l'envers de quoi ?
Cette question ne se pose pas sérieusement, elle ne peut être qu’une plaisanterie. Raoul Ruiz était sans doute l’homme le plus drôle du monde, avec tout ce que ce titre a d’inquiétant. Rire de l’inexistence radicale de toute certitude, de tout modèle qui serait l’original de la série des copies, c’est une position précisément diabolique, celle d’un Dieu qui aurait la tête en bas. C’est bien une position de créateur, d’auteur de films, mais dans un sens ou non-sens bien particulier.
Logique du «bip»
Un site internet consacré à une cartographie planétaire des inventions de Ruiz révèle par exemple, à l'endroit du Japon : «Disciple du célèbre Edogawa Ranpo, qui fut l'un des pères du roman à énigme, le dénommé Eiryo Waga est l'auteur de Tous les nuages sont des horloges , un récit dont l'intrigue se déroule dans la campagne normande. Particularité embarrassante, il manque au texte son dernier chapitre. Tout aussi contrariant : le livre semble n'exister que dans une édition italienne de 1991 ( Tutte Le Nuvole Sono Orologi , éditions Baskerville, Bologne). Retour en arrière : en 1988, Ruiz est chargé de donner un cours de scénario à la Fémis [école parisienne des métiers de l'image et du son, ndlr]. Le matin, ses étudiants travaillent à l'adaptation du fameux roman, aiguillonnés par le chapitre absent à inventer. L'après-midi, Ruiz tourne le film. Et bien sûr, Eiryo Waga, c'était lui.»
La rétrospective en cours à la Cinémathèque française, à Paris, et la récente sortie en DVD d’un coffret proposant «8 films rares», ne sauraient donc nous abuser : le spectateur des films de Raoul Ruiz n’a, à l’image de leur auteur, qu’une existence toute relative ou fictive.
Les Trois Couronnes du matelot,
1983. Photo François Ede. Coll. Cinémathèque française
L'un ne valide la réalité de l'autre, et réciproquement, que jusqu'à un certain point. Dans Généalogies d'un crime (1996), fable psychanalytique, un jeu de rôles sensément thérapeutique entre Catherine Deneuve et Melvil Poupaud se déroule comme suit : au cours d'une conversation, chacun des deux personnages joue le rôle de l'autre. Une phrase que l'un estimerait ne pouvoir jamais prononcer est signalée à l'autre par un «bip» qui interrompt provisoirement le jeu. Essayez chez vous, c'est diabolique, puisque toute supposée vérité de l'autre s'y révèle comme la trahison d'une fiction de soi-même. Le cinéma devient quelque chose comme le langage de l'envers, qui a pour référent non pas ce que la réalité peut dire d'elle-même avec certitude, mais le démenti sans fin apporté à chaque hypothèse de l'autre. Hein, quoi ? C'est simple : chacun, parlant pour l'autre, opposera toujours un «bip» qui lui-même ne peut témoigner d'aucun savoir assuré de soi. Soit un monde à l'envers, et son image en miroir : lequel des deux pourra savoir s'il est le reflet ou l'original ? Aucun, ils sont tous les deux les copies d'un modèle absent, créées à l'image d'un auteur fictif.
Parmi les films rares, on trouve Dialogue d'exilés, le premier film de Ruiz tourné en France après une filmographie déjà conséquente au Chili, interrompue par la dictature de Pinochet. Reprenant son titre d'un autre exilé, Bertolt Brecht, il s'ouvre sur la question posée à un réfugié, à Paris, peu de temps après le coup d'état militaire : «De quel pays vous êtes ?» L'autre répondant toujours «Plus loin» à la longue énumération des nations possibles. Ce film audacieux est déjà structuré par la ruizienne logique du «bip», qui est bien plus qu'un esprit de contradiction, ou un goût pour l'artifice et la parodie. Elle mit ses camarades exilés en fureur, provoquant un scandale politique dans le milieu. Leur petit monde, renversé qu'il était par le fascisme, y trouvait un reflet sans empathie. Je suis un Chilien de gauche en exil ? Bip. Je suis un Chilien en exil ? Bip. Je suis un Chilien ? Bip. Je suis ? Bip. Je ?
Amour moqueur
Tout en mettant en scène une communauté, son organisation compliquée de soutiens, de logements, de sauvetages, les espoirs et contradictions d’une cause menacée, Ruiz opérait une réduction radicale. Celle, alors mal prise, de douloureux faits réels à leur pure pantomime, à l’impossibilité d’être fidèle à une identité, ou d’être cohérent avec soi-même. Cela donne un traité d’analyse révolutionnaire de la situation, un fin sourire qui est le contraire d’un baume au cœur. Sa tendresse anti-idéologique, son pur amour moqueur de la marionnette humaine, sont restés subversifs : le cinéma sera toujours plus drôle et cruel que le monde, qui pour sa part ne s’arrange pas. C’est qu’il ne lui oppose aucun autre modèle, mais bien une copie inversée, aggravée, contradictoire, de lui-même.
De grands événements et des gens ordinaires (1978) applique une méthode semblable dans son enquête sur les élections législatives dans un quartier du XIIe arrondissement de Paris. Il nous démontre qu'un documentaire est toujours aussi peu représentatif des «gens» que le sont les élus qu'ils se choisissent en régime démocratique.
Avec la Vocation suspendue (1977), l'Hypothèse du tableau volé (1979) et les Trois Couronnes du matelot (1983) se dessine pour Raoul Ruiz une autre voie, qui en se mélangeant au mordant distancié de la première, donnera le ton singulier de l'œuvre à venir et de ses nombreuses hérésies. Celle d'un lyrisme délirant, d'une narration labyrinthique, d'un système hallucinatoire de voix multiples. Ces films sont aussi inracontables et excitants que nos fantasmes. Ils en ont la précision et la nébulosité. Dans le monde à l'envers, toutes les horloges sont des nuages.