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Tu montes, shérif ?

Michel Neyret, le 4 septembre 2012. (Photos AFP)
Publié le 06/05/2016 à 19h11

C'est une série de trois clichés, pris dans un même mouvement : celui de Michel Neyret montant les escaliers d'un bâtiment du ministère de l'Intérieur, rue Nélaton, dans le XVe arrondissement de Paris. Nous sommes le 4 septembre 2012, et le superflic se rend au conseil de discipline de la police qui quelques instants plus tard demandera sa révocation. Soit la peine la plus élevée pour cet ancien numéro 2 de la PJ de Lyon, mis en examen entre autres pour trafics d'influence et de stupéfiants. Les trois photos, prises par Patrick Kovarik pour l'AFP, ont été disposées ici comme elles l'étaient dans le Libération du lundi 2 mai, illustrant un événement sur l'ouverture du procès de Michel Neyret, mais aussi sur les relations «troubles» qui lient les flics à leurs indics.

Publier des photos d’un individu à l’assaut d’une volée de marches le jour où se tient son procès relève d’un procédé de mise en scène : le journal se fabrique la veille, l’audience que les papiers évoquent ne s’est pas encore tenue, les images sont donc inexistantes et la légende explique parfaitement que les clichés ont été pris quatre ans plus tôt. La mise en scène est renforcée par son caractère sériel : considérées unitairement, ces photos sont fades, alors que présentées en triptyque sur un mode déconstruit avec un effet de pente et de mouvement les rend immédiatement parlantes. Elles ne sont pas là pour attester d’une actu, mais pour signifier un contexte.

En présentant ces trois images, le journal crée un lien avec un des plus forts symboles de la justice : la volée de marches interminable menant le prévenu à la vérité judiciaire. Les tribunaux sont de grands théâtres aux multiples mises en scène costumées, dont l’escalade des perrons constitue le prologue. Dans le code symbolique de la procédure pénale, l’épreuve de la marche fait référence à l’Ancien Testament : c’est une fois la montagne gravie que Moïse récupéra la loi. Tu veux connaître ton destin ? Monte déjà ces marches.

Nous ne savons pas encore, ce lundi 2 mai au matin à l'ouverture du journal, si Neyret montera les marches du tribunal correctionnel de Paris comme il a monté celles du conseil de discipline quatre ans plus tôt. Mais voilà en tout cas sa façon de gravir, voilà une interprétation qu'il en a donné : silhouette élancée, rotule souple, le poil de barbe blanc et le cheveu flottant, la veste large endossant aussi bien son statut de héros que de voyou présumé, les deux faces de son univers professionnel. Observons aussi la poésie «qui court dans la jointure» comme le disait Robert Bresson, faisant de n'importe quel art du montage ou du collage une discipline signifiante par ce qui se crée du choc des éléments, mais aussi opaque par ce qui disparaît dans la faille entre ces mêmes éléments. Que nous hurlent ces photos ? Déjà, que Neyret va dans la mauvaise direction. En Occident, le sens de lecture, la direction vertueuse, est de gauche à droite, pas l'inverse. Ça part mal. Il y a aussi une série de lignes désopilantes : celles de la rampe et des fenêtres vont vers le haut quand celles de la porte sont horizontales, manière de dire que le parcours s'arrête là. Un arrière-plan cynique semble accompagner Neyret vers sa révocation et ouvrir grand le chemin de la chute. D'autant plus cynique que Neyret aura lui-même nourri la machine judiciaire - en tirant sa gloire et une légion d'honneur -, avant d'en devenir un des aliments.

Neyret a ôté ses lunettes, son regard à la dernière image laisse pressentir l'imminence de la catastrophe, monomanie du crépuscule retrouvée en littérature chez Jünger ou Gracq, peur du coup de massue qui fait dire aux protagonistes des films d'horreur «J'ai comme un mauvais pressentiment». En tout cas, flic et/ou voyou (présumé, toujours), Borsalino autant que Solitaire, c'est un pan du polar français, de Belmondo à Delon en passant par Audiard et Marchal, qui prend vie en s'immobilisant le temps de trois images sur cette volée de marches. Le contexte, c'est peut-être les interpénétrations de la vie et du cinéma.