La sensualité est un millefeuille. Constitué de couches et de sous-couches d’images, de textes, de visions et de souvenirs, plus ou moins conscients. De trous et de manques à combler aussi. Le visuel hybride de cette double page a parfaitement intégré l’aller-retour du désir conscient et de la mémoire profonde. Et du potentiel accélérateur d’exotisme d’une langue étrangère.
A gauche, la silhouette dessinée d’une femme nue à quatre pattes. Sa tête est cachée, on ne voit pas ce qu’elle fait. Son corps blanc façon manga contraste avec la typographie thaï épaisse dont l’alphabet évoque, pour nous, khmer ancien, moiteur et cuisine épicée. A droite, la photographie d’une autre femme - peut-être la même - nue et allongée en pleine séance d’onanisme. Mais les morceaux de photographie évidés, tétons et triangle pubien, rendent l’image moins explicite. Ces bouts d’images prélevés reproduisent les formes des cache-sexes de la censure. En dessous de cette scène intime, il y a une autre strate. On distingue dans les seins de cette dame un autre visage féminin aux paupières closes. Trois femmes en pleine action.
Tout comme le géologue creuse les sols pour en sonder les sédiments, l'artiste Tiane Doan Na Champassak fore les images de la culture érotique thaï. Chineur de vieilles revues, souvent en déplacement en Thaïlande, il les collectionne depuis quelques années par centaines. Son dernier livre emprunte son titre à une revue des années 60-70 : Siam's Guy. Il s'est approprié ses pages pour les revitaliser avec ses propres photographies de filles.
Pour les shooter, il s'est mis «dans les chaussures d'un photographe de Bangkok des années 70». Ensuite, il a superposé ses images aux photos d'époque, plus anecdotiques. Pour le photographe, ces revues sont une mine d'inspiration. «J'ai eu un vrai coup de cœur pour le soin qu'ils apportaient à la fabrication, aux typographies et aux papiers. La sexualité est très taboue et ces revues sont peu connues, même en Thaïlande.»
D'origine vietnamienne, Tiane Doan na Champassak a arrêté sa collection aux années 80, quand les magazines thaï perdent leur charme en se fondant dans le sillage de Playboy. La guerre du Vietnam et l'arrivée des GI en Asie avaient alors eu raison de la production locale. Par cet exercice de réinterprétation, il rend hommage, à sa façon, à l'esprit thaï de l'époque et a réalisé chez RVB Books ce livre sensuel. Il suffit de glisser ses doigts sur les pages et de caresser les photos - elles sont imprimées d'une encre différente - pour passer à la couche tactile après le stimulus visuel.