Dix ans. Entre sa danse émerveillée sous une pluie de neige duveteuse dans Edward aux mains d’argent (1990) et sa carrière assassinée pour une sombre affaire de vol à l’étalage (2001), une décennie aura néanmoins suffi à faire de Winona Ryder l’égérie d’une génération. Celle où l’on rêvait de River Phoenix et de Johnny Depp (son boyfriend à l’époque, évidemment), de Nirvana et de jeans déchirés. Après des années d’oubli, les jeans déchirés ont fini par revenir, et Winona Ryder aussi. L’actrice connaît depuis quelque temps un retour aussi fragile que réjouissant. Mais rien ne sera plus comme cette décennie durant laquelle on a tous été amoureux de Winona, garçons et filles, cinéphiles ou pas. Amoureux de ses yeux de braise noire, de son teint de glace nacrée, de ses mèches brunes folles léchant une nuque toujours gracieuse et volontaire. Elle a incarné l’ado idéale des années 90 - idéale parce qu’on sentait qu’elle n’était pas dupe, et que, aussi craquante qu’elle fût, elle ne serait jamais une poupée à la solde des studios. Elevée en partie dans un tipi par des parents intello-hippies amis avec Timothy Leary ou Allen Ginsberg, elle a dû irriter plus d’un rond-de-cuir de studio avec son amour pour Salinger.
Impertinence
Sa carrière de «teenager de cinéma» commence avec Beetlejuice (1988) de Tim Burton où elle incarne la première ado goth de l'histoire. «Laisse tomber, tu n'es pas assez jolie pour faire ce métier», lui avait asséné une directrice de casting en l'interrompant dans son audition. Burton, Jarmusch, Scorsese, Coppola ou Woody Allen allaient vertement contredire la harpie, mais Ryder garderait toujours en elle cette insécurité qui la conduisit, au tournant du siècle, au fond de la dépression. Sans doute se sentait-elle encore, à 30 ans, comme la petite geek ingrate harcelée par les pestes blondasses des teen movies. Pourtant, tout le début de la décennie 90 lui déroule une voûte étoilée : si elle joue de son statut de jeune fille «bizarre» chez Burton, on la découvre en grande amoureuse dans Dracula (1992) et le Temps de l'innocence (1993). Idéalement retenue dans le second, complètement abandonnée dans le premier, elle est la réincarnation de l'amour immémorial du comte Dracula, une créature pas si timide pour qui on traverse les océans du temps. Il faut dire qu'elle s'y connaît bien en vampires : l'usine à rêves hollywoodienne suce le sang, la jeunesse et l'impertinence de ses jeunes recrues, à la chaîne. Ryder en fait les frais en donnant sa chance à Angelina Jolie dans Une vie volée (qu'elle produit en 1999), et dont la performance show off efface la sienne. Une grande déception. Mais une chose ne s'effacera jamais : la grâce de Winona Ryder à jamais capturée dans un film un peu fake de 1994 au titre français nunuche mais qui a le mérite d'être clair, Génération 90. Winona s'y tourmente sur son avenir, danse dans une station-service avec une maladresse miraculeuse, se refuse à travailler chez Gap, hésite entre Ethan Hawke et Ben Stiller. Et entre dans la pop culture. En décembre 2001, subitement, tout dérape. La voilà qui chipe pour 6 000 dollars de fringues Gucci et Marc Jacobs au grand magasin Saks-Fifth Avenue de Beverly Hills. Dans son sac, une jolie quincaillerie (Demerol, Vicodin, Valium, Percodan…), prescrite par un drôle de docteur qui s'est vu retirer sa licence depuis. Suicide médiatique. Six ans plus tard, en se tondant les cheveux dans un tripot de la San Fernando Valley, Britney Spears ne dirait pas autre chose que Winona chez Saks à Beverly Hills. La seule façon, pour de jeunes performeurs qui ont beaucoup donné, de hurler à la société du spectacle, aux tabloïds, à l'industrie «Voilà où j'en suis.» Comprendre : à terre.
Absurdité
Après cela, il y a pour Winona Ryder un long hiatus cotonneux. C’est en 2009 qu’on se souvient le plus précisément de l’avoir vue réapparaître pour quelques précieuses minutes, les cheveux blanchis par l’âge et les tourments, dans le Star Trek de J.J. Abrams, où elle incarne la mère de Spock. Il fallait bien cette absurdité fictionnelle pour faire passer la pilule : oui, l’ex-égérie grunge a aujourd’hui l’âge de jouer les mères de famille, un peu plus, même - 44 ans.
La revoilà donc dans Stranger Things, où elle passe le plus clair de son temps à pleurer et à parler à des loupiotes multicolores censées représenter son fils disparu. Cela pourrait être casse-gueule et pourtant, pas un instant elle ne cabotine. Son visage est toujours cette surface incroyablement vibrante et sincère. Tremblante. On l'a aussi vue il y a quelques mois dans la minisérie de David Simon, Show Me a Hero, où elle interprétait une politicienne guettée par l'effacement après avoir perdu une élection. Au cours d'une scène magnifique et évidemment réfléchissante, elle confiait à Oscar Isaac son regret angoissé d'être sur la touche, sa peur de disparaître et ne plus compter pour personne. On souhaite qu'elle ne s'efface plus jamais. Même si, quoi qu'il arrive, Winona Ryder restera la petite biche brune prise pour toujours dans les phares de nos nineties imparfaites mais chéries.