Heureusement que le replay existe… Arte a encore surpris avec le choix de programmation de sa nouvelle série, Cannabis : six épisodes en deux jeudis, et hop, au suivant. Ce fut déjà le cas avec la saison 3 d'Ainsi soient-ils, on suppose donc qu'il y a là une certaine forme de cohérence, même si, il faut bien l'avouer, son sens nous échappe… D'autant que Cannabis est un objet parfois fragile, dont l'évolution au fil des épisodes s'épanouit, et qui mériterait d'avoir le temps nécessaire à son installation. C'est le principe d'une série : on s'y attache pour quelques petits détails, puis on grandit, on progresse ensemble, elle et nous.
Les petits détails qui font mouche dans cette première série produite par Tabo Tabo (la société de Tonie Marshall), créée par Hamid Hlioua et réalisée par Lucie Borleteau (Fidelio, l'odyssée d'Alice) ? Un jeune dealer à la grâce inouïe (Yasin Houicha, une révélation) qui nous guide de dos, dans sa cité, aux premières minutes de cette fresque sociale et familiale, nous initiant aux rudiments du trafic de cannabis. Une envie criante de brasser toutes les couleurs de peau, les langues (français, arabe, espagnol), les accents, les physiques, les musiques (du ragga à l'opéra). Un goût pour le romanesque, une certaine forme d'outrance même - avec un personnage de méchant ultime, qui pourra irriter -, surprenants en territoire français.
Cannabis ne se cantonne d'ailleurs pas à nos provinces, il faut prendre l'air, et l'on y suivra le gracieux Shams et les autres jusqu'à Marbella, ou au Maroc. Mais le parcours est parfois accidenté. Il y a des scènes qui s'écroulent, d'autres qui s'envolent. Après un moment où un type dira mécaniquement à une fille : «Je suis qui pour toi ? Juste un mec qui te baise, c'est ça ?», il n'en faudra pas beaucoup pour se retrouver bouleversé par un long panoramique indolent dans une boîte de strip-tease… On sent que tout le monde, là, est en train d'apprendre à faire une série. C'est vivant et émouvant.
Il faudra se laisser aller à rencontrer des personnages appelés Morphée ou El Feo, des servantes mutiques et secrètement empoisonneuses, des pères et des fils qui se perdent et se retrouvent, des bourgeoises anglaises catapultées en compagnie de putes à la tête d'un empire illicite. Cette anglaise, c'est la merveilleuse actrice Kate Moran, avec son regard doux et intraitable à la fois, son aristocratie trash, ses accès de tristesse et ses coups de sang, légèrement déplacée dans cet univers - elle vient du cinéma d'auteur et vit le même «décalage» que son personnage. Passer d'une scène avec cette égérie du cinéma lyrique et excessif de Yann Gonzalez (les Rencontres d'après minuit) à une autre où deux lascars se balancent avec un vif naturel des vannes pourries en attendant de refourguer leur matos devant leur barre de HLM, c'est assez ébouriffant. On ne saurait les croiser, ni les uns ni les autres, dans beaucoup de séries françaises. Voilà le projet transversal, déambulatoire, accueillant de Cannabis. Alors, entre certains fils narratifs ou dialogues parfois téléphonés ou expédiés, et les vestiges de tragédie grecque traversés d'éclats contemporains, on choisira de se souvenir en priorité des seconds.