On ne saurait dire d'où émerge exactement cette gamine pour se retrouver, passé le pas de cette porte, de la nuit intérieure au plein soleil du dehors, dans un environnement d'apparence beaucoup trop grand pour elle, auquel le rapport d'échelle, bouleversé par l'écrasement de la perspective et l'exacerbation des couleurs acidulées, confère un climat de violente irréalité. Sort-elle de chez elle ou d'une dimension parallèle, telle une nouvelle Alice propulsée de l'autre côté du miroir, pour se voir ainsi confrontée à une peuplade adulte en shorts, s'époumonant de concert à donner forme à de fugaces bulles de savon ? Sur le visage de l'enfant, on devine un indécidable amalgame de réprobation et d'incrédulité. Comme si, aussitôt débarquée d'un monde ou d'un âge empreint d'une insoutenable gravité - et dont même les gosses ne sauraient être épargnés -, elle se trouvait face à une humanité subitement transmuée en artificier de la mousse et souffleur à vide. A en perdre la tête (de linotte) et le teint (pancake et burgers pour tous) - voyez la complexion violacée du monsieur à droite. L'incongruité de la confrontation, le peu d'attention qu'accordent les grandes personnes à la petite et l'inversion qui s'y opère à la fois des rapports de proportions et de maturité supposée (ici, à eux l'expression évaporée de la plus complète insouciance, à elle le masque de sévérité) travaillent à une absurdité de cartoon qui ne déparerait pas en une du New Yorker.
Cette scène fascinante de réenchantement de la misère par la magie des petites bulles (qui, c'est bien connu, explosent et tombent sans faire de bruit en microflaques à fendre l'âme) est l'une des nombreuses activités de touristes américains, la charité en bandoulière, qui défilent par groupes toutes les semaines selon un parcours fléché, sautant d'une étape l'autre, entre hôpitaux, écoles, orphelinats, marchés et sorties ludiques à la plage. Comme le raconte le photographe Corentin Fohlen, auteur du reportage, qui couvre Haiti depuis plusieurs années : «On voit là-bas, dès l'aéroport de Port-au-Prince, des dizaines d'Américains qui, souvent, n'ont pas vraiment voyagé avant et qui se payent une semaine en Haïti, convaincus qu'ils vont se rendre utiles. Tous sont dans un état avancé de liesse pentecôtiste et complètement à côté de la plaque. Ils montent dans des minibus grillagés (il arrive que les Haïtiens, excédés, leur lancent des pierres) et sont promenés en différents points chauds, notamment à la Cité soleil, réputée dangereuse mais où les ONG pentecôtistes (nombreuses, j'en ai dénombré plus d'une cinquantaine) ont des contacts. Puis, généralement, la première chose qu'ils font c'est se précipiter sur les enfants et les vieillards pour les embrasser, leur donner des bonbons, leur parler en anglais et prendre des selfies.» La légende de la photo publiée vendredi dans Libé indiquait laconiquement : «L'association chrétienne Healing Haiti à Titanyen (à 20 km au nord de la capitale) en 2013.» La cour est celle d'un orphelinat.
La plupart des Américains aiment à penser, ou se bercer de l'illusion, que tout geste altruiste est bien en soi et ne peut provoquer par diffraction, retour de boomerang et zones aveugles, d'impacts négatifs sur l'environnement et les gens, la société civile qui se trouve prise dans cette bulle d'amour ou d'impérieux free hugs à étouffer. Ainsi se sentent-ils toujours incompris lorsque des populations fort ingrates se révoltent et protestent de leurs nombreuses et balourdes croisades pour la liberté à tout prix. Evidemment, la photo actualise cette insensibilité par l'absurde et l'inconséquence d'une révolution de la prise en charge. C'est bel et bien l'enfant mûri de force qui, par sa gentillesse, ou un certain je-m'en-foutisme acquis de haute lutte dans la promiscuité lassante de ces tuteurs fugaces et leurs facéties ridicules, prend en charge des adultes immatures. Total bulle shit.