Quelle(s) histoire(s) un jeu vidéo peut-il nous raconter en 2017 ? Question sérieuse, multiples réponses possibles. Et une non-réponse apparente, toujours la même depuis 1985, venant de chez Nintendo : rien de tel que l’histoire d’un héros qui parcourt le monde pour sauver une princesse enlevée par un gros dégoûtant.
Super Mario Odyssey débute sur un nouveau kidnapping de Peach, la monarque du royaume Champignon. Mario défie Bowser mais est propulsé par-delà les mers et atterrit au pays des Chapeaux. L'ex-plombier a perdu sa casquette en route, mais le pays des Chapeaux est peuplé, on vous le donne en mille, de chapeaux vivants. L'un d'eux, Cappy, va devenir à la fois l'acolyte et le couvre-chef de Mario. Cette affaire de chapeaux est évidemment un prétexte (il est gros, mais c'est ce qui fait son charme) pour introduire ce qui constitue le twist fondamental du jeu : en plus de sauter, Mario se retrouve doté du pouvoir d'envoyer sa nouvelle casquette vivante, qui lui revient comme un boomerang. Non seulement cela lui permet d'éliminer des ennemis, de récupérer des pièces ou d'activer des objets, mais surtout il peut prendre le contrôle d'autres êtres vivants.
Mario prenant possession d'un T-Rex.
Le joueur se retrouve aux manettes de Mario qui prend possession d’une créature hybride, comme un tyrannosaure affublé d’une casquette et d’une moustache. Il y a bien sûr un effet visuellement comique, mais l’essentiel réside dans ce que ces prises de contrôle permettent en matière de gameplay. Et dès lors qu’on a empilé une dizaine de Goombas (les ennemis fongiformes) pour se hisser à la hauteur d’une autre Goomba énamourée, on a saisi tout le potentiel ludique de l’idée. Il faut ensuite des dizaines d’heures, à travers une quinzaine de pays qui sont autant de mondes à explorer, pour comprendre l’ampleur du travail effectué par les équipes de Yoshiaki Koizumi, le producteur du jeu, et Kenta Motokura, son réalisateur.
Expérience orgiaque
Tous deux ont conçu cet épisode comme une suite spirituelle de Super Mario 64. En 1996, ce dernier fut le jeu fondateur d'un genre, la plateforme 3D, qui n'existe quasiment plus en tant que tel. Ou disons plutôt qu'il a été ingéré puis digéré par d'autres jeux, comme les séries d'aventure Tomb Raider (Square-Enix) et Uncharted (Naughty Dog chez Sony Interactive), d'action Assassin's Creed (Ubisoft) ou les jeux de tir comme Titanfall (EA). Si l'on met de côté des expériences comme Yooka-Laylee, création volontairement (et dangereusement) rétro sortie en avril, Nintendo se retrouve le seul représentant de la plateforme 3D, dont il fixe par conséquent les bornes et les ambitions tout seul dans son coin.
Mario en Goomba.
C'est fort de cette position que le studio japonais a fait de Super Mario Odyssey une fête, une expérience orgiaque à la générosité affolante, dont les appels du pied permanents à la découverte et à l'exploration finissent presque par étourdir. Le jeu présente chaque pays comme une zone ouverte, avec sa carte qui se complétera au fur et à mesure des check-points et des lunes que l'on récoltera. Là où il y avait, dans Super Mario 64, 120 étoiles à trouver, il y a ici sept fois plus de lunes à récolter. Certaines d'entre elles s'offrent à notre regard, ne demandant qu'un ou deux sauts pour être atteintes ; d'autres s'acquièrent en réussissant des niveaux de plateforme pure et dure ; d'autres, enfin, exigent que l'on teste les limites du système de jeu, que l'on voie jusqu'où l'on peut exploiter les possibilités de transformation offertes par les développeurs. S'instaure un dialogue permanent avec eux, dont les moments les plus réjouissants sont ceux où, tentant un geste dont la réussite semble improbable, on se voit en fait récompensé. C'est d'ailleurs très explicitement que le jeu pousse à l'expérimentation, en supprimant les vies et les game over.
À contresens
Le résultat est que tout ici est conçu, jusque dans ses moindres détails, pour faire jeu : il n'y a pas un mètre carré qui n'ait son utilité ludique, le moindre rebord qui ne demande à être agrippé, le moindre sommet qui n'exige d'être conquis, le moindre élément de décor ou personnage qui ne réclame qu'on lui jette sa casquette dessus, pour voir. En cela, Super Mario Odyssey apparaît comme un prolongement du dernier Zelda, Breath Of The Wild, l'autre grand jeu paru sur Switch, la dernière console de Nintendo. Les deux séries, qui partagent le même géniteur (Shigeru Miyamoto), ont toujours cultivé une certaine parenté. Mais rarement elles ont autant semblé se faire écho, certains passages de ce Mario pouvant aussi bien figurer dans Breath Of The Wild. Bien sûr, la comparaison n'ira pas trop loin : là où Zelda proposait un monde qui simulait la nature à la perfection, Mario évolue dans de purs niveaux de jeu vidéo, où tout a été disposé au centimètre près pour permettre une totale fluidité dans les mouvements - les Mario ont toujours été, en un sens, des jeux de danse à chorégraphier soi-même.
On a dit au début que la réponse de Nintendo à la question de savoir ce que le jeu vidéo peut raconter en 2017 semblait une non-réponse. Elle ne l'est en effet qu'en apparence. D'abord car Odyssey contient, d'une manière assez inédite et pour tout dire plutôt troublante, ce que l'on pense être la première représentation d'une société humaine contemporaine dans un jeu Nintendo. On croyait en effet que Mario était humain, mais force est d'admettre qu'il n'a pas grand-chose à voir, physiquement, avec les habitants de New Donk City, décalque de New York avec ses taxis sur lesquels rebondir et ses gratte-ciel à escalader. Cette ville est peuplée d'hommes et de femmes en costume cravate et tailleurs gris. Un des défis qu'elle propose consiste à remonter à contresens la foule de ces tristes gens, quitte à leur rebondir sur la tête.
Où Mario prend possession d'un humain.
Comme les Beatles
Cette séquence suggère que Nintendo pourrait avoir des choses à raconter sur le monde tel qu’il va, mais que c’est bien pour des raisons philosophiques qu’il ne le fait pas, ou si peu. Pour le développeur japonais, le jeu vidéo n’a rien à dire car il a tout à donner à jouer. En un sens, Nintendo conçoit le jeu vidéo comme les Beatles concevaient la pop musique : l’ambition d’apporter de la joie aux gens, aussi immense qu’elle est simple à formuler, ne saurait être prise à la légère. C’est une tâche titanesque et diablement sérieuse que celle qui consiste à concevoir des œuvres capables de rendre n’importe qui heureux, n’importe où dans le monde, à n’importe quel moment.
D'ailleurs, on ne sait si c'est volontaire ou non, mais c'est littéralement ce que fait Mario dans son Odyssey : parcourant la planète, il corrige le chaos semé par Bowser et ses sbires et permet, une fois la trame principale achevée, que les habitants de chaque pays voyagent dans ceux des autres, tous remerciant le héros et le joueur de leur avoir apporté du bonheur. A la fin, la seule histoire qui semble intéresser Nintendo est la sienne. C'est pourquoi le jeu s'inscrit dans un vaste réseau référentiel, qui renvoie à Super Mario 64 mais aussi, c'était presque inévitable, au premier Super Mario Bros, dont on a l'impression d'avoir joué et rejoué le premier niveau des centaines de fois, tant Nintendo a donné d'occasions de le faire au cours des dernières années (spoiler : on pourra encore le parcourir dans Super Mario Odyssey).
Il y a certes, dans ce renvoi perpétuel à sa propre gloire, quelque chose de vaniteux chez le créateur japonais. Mais c’est une vanité qui dépasse ce seul studio. Conscient de sa place prépondérante dans l’histoire du médium, Nintendo nous dit que le jeu vidéo peut et doit être fier de ce qu’il a été et continue d’être : une de ces choses qui sont là pour apporter le plaisir simple de taper dans des blocs pour en faire sortir des pièces.