Ma niche est rudimentaire mais confortable, quelques planches de bois, un toit en tôle. Ma laisse ? C’est une chaîne, je ne vois pas ce qui vous choque. Il neige et le ciel est bas ; rien de nouveau à la ferme. N’ayez pas peur, je n’approcherai pas davantage. La photo sera parfaite. Vous voyez la bête derrière moi ? Derrière, je vous dis, la girafe métallique, là-bas ! Arrêtez de me fixer comme si c’était moi qui n’étais pas net, je sais que vous êtes venus pour parler de la Russie des campagnes, de l’élection présidentielle. Ça vous amuse ? Et pourquoi un gaillard ténébreux comme moi n’aurait pas le droit de s’exprimer ?
Je vais vous surprendre : j’ai un petit faible pour la politique mais une dent contre les voyeurs. Vous pensiez peut-être qu’on n’avait pas d’isoloir à Veïno ? Vous pourrez me cuisiner, je ne vous dirai pas pour qui mon cœur balance. Ah ils sont nombreux à vous dire qu’ils voteront pour Vladimir Poutine dimanche, «qui d’autre ?» demandent-ils. Et les opposants qui gesticulent pour que les flashs occidentaux crépitent à leur passage. Moi je ne vous dirai rien.
Je vois que vous aimez regarder ; alors approchez, que je vous dévisage moi aussi. Laissez-moi plonger dans vos yeux avant que vous plongiez dans ma gueule. J’ai l’air agressif ; et pourtant votre regard traque le soumis, le faible, le passif face aux dangers du totalitarisme. J’aurais préféré que nous parlions d’amour ou bien des récoltes, que nous parlions de livres comme dans un salon que le froid aurait figé. Je suis un chien, vous un voyeur, et nous ne devrions pas discuter littérature ?
J’aime les histoires. Et j’aime qu’on me caresse l’arrière des oreilles. Mais approchez encore, je ne mords que la glace. Racontez-moi une histoire, parlez-moi de ma Russie, du vent glacé et de ma gamelle vide. Parlez-moi du passé et de l’après au lieu de tout poutiner. Qui étaient mes parents, que deviendront mes petits ? Imaginez ce qui se cache dans ce hangar immense à l’autre bout du champ et pourquoi cette ferraille s’entasse entre les herbes hautes. Au lieu de sourire devant ce chien qui parle, vous pourriez prendre cette casserole, vous asseoir dessus et commencer à me parler.
Si un chien peut faire la conversation, ça ne devrait pas être trop difficile pour vous de vous lancer enfin. Nous n’attendons que ça ; cessez de nous commenter, de nous complimenter, de nous conspuer entre vous. Venez à nous et venez à moi avant de baisser les bras, encore une fois. Nous sommes seuls dans cette niche et avons besoin de vos histoires pour nous accompagner dimanche et les dimanches d’après. Cessez de marmonner.
Je vais maintenant poser ma patte, lentement. Lorsqu’elle touchera le sol, vous pourrez me quitter du regard et continuer votre lecture avec mon grognement obsédant en tête. Je suis un chien, russe, qui aime la littérature. Qui voudrait que vous nous parliez enfin.