Menu
Libération
Regarder voir

Végans : langue d’attaque

Dans une exploitation laitière près de Guingamp en novembre 2017. (Photo Vincent Gouriou)
publié le 23 mars 2018 à 20h06

Toute léchouille est affaire de morale. De dignité, surtout. Fût-elle interespèces. Aussi, face à pareille vision un rien scabreuse d'un partage d'intimité (et de salive) entre homme et bête, il faut savoir gré au photographe d'avoir œuvré à préserver l'anonymat des parties prenantes. L'étroitesse du cadrage ne laisse rien deviner des détenteurs de cette main offerte, ce museau, cette langue transie, ou des éventuels rapports d'exploitation, de camaraderie voire d'irrépressible attirance charnelle qui les relient, pas plus que le nombre de mètres carrés alloués à l'animal, son alimentation, sa destination (steak tartare, mimolette, descente de lit tachetée, peut-être les trois). Tout juste le lecteur de Libé, lors de la parution lundi de cette image en illustration d'une tribune s'attaquant avec virulence à l'idéologie végane, fut-il pudiquement informé par la légende que la scène captée s'est déroulée en octobre, dans une exploitation laitière près de Guingamp, dans les Côtes-d'Armor.

La Bretagne est le terrain de chasse privilégié de l’auteur du cliché, Vincent Gouriou, dont le travail et les préoccupations photographiques ont souvent à voir avec le rapprochement des corps, la tension qui les noue, les relie dans l’étreinte ou son esquisse, pour signifier et concrétiser quelque chose d’affects aussi insaisissables que le désir, l’amour, le sentiment d’appartenance commune à une famille. D’un projet à l’autre, les acteurs de ses photos (proches, mannequins, statues s’enlaçant, se reniflant ou emmêlant leurs membres) s’y montrent souvent la tête coupée ou masquée par la composition. Et c’est, dès lors, comme si l’abstraction à la reconnaissance de traits particuliers permettait à plus d’émotions, d’intimité, et fatalement d’ambiguïté, de se précipiter dans les formes de ces images sans visage.

Car d’évidence, ce qui rend la photo si étrange tient bien dans l’absence des yeux. L’homme et la bête étant privés de regard par le gros plan, le geste paraît comme pris à la dérobée, voué à ne pas être vu, puisque personne n’est censé tenir compte de ce à quoi subrepticement la main et la gueule s’activent dans l’indéterminé humide d’une étreinte des doigts et de la langue. On ne sait si c’est la vache qui aspire la main ou si c’est celle-ci qui, dérapant, s’aventure dans la cavité rose par inadvertance ou convoitise, surprise du tendre enveloppement de cette bouche qu’on peut croire issue d’un conte.

La tribune antivéganisme à laquelle elle fut adjointe postule un désir animal clairement exprimé : « [Les animaux domestiques] ne demandent pas à retourner à la sauvagerie. […]. Ils demandent à vivre avec nous, et nous avec eux, ils demandent à vivre une existence intéressante, intelligente et digne.» Evidemment, cette prosopopée pourrait être discutée vu que, par définition, les animaux ne «demandent» rien, et certainement pas d'être choyés, respectés, tués, découpés, étalés, vendus, achetés, cuits et avalés. Ou alors la «dignité» a changé de nature. Ce choix de photo est une manière d'illustrer et de détourner ce pacte implicite entre l'homme et l'animal. Postulant qu'entre eux, c'est plus fort que tout, et qu'il y a quelque chose qui ressemble à l'amour. L'animal a la structure incomplète des rêves ou des souvenirs d'enfance. On ne peut tout à fait en faire le tour. La bête, on ne sait jamais si elle médite, rumine, implore, désire, ou que dalle. Calfeutrée dans son aphasie constitutive, elle happe la main qui passe par le seul jeu de capteurs olfactifs, prête à saisir la vie comme elle vient.

Le barouf autour de la tribune, dopé à la viralité des réseaux sociaux, a un peu fait vaciller le service photo du journal, qui souhaitait juste trouver une image idoine pour soutenir le texte, et en est venu à s'inquiéter que Vincent Gouriou ne se sente associé à la cause des trois auteurs du texte. Le photographe a tenu à rassurer : ni impressionné ni déstabilisé par l'ampleur des réactions, il précise qu'il est lui-même «végétarien depuis ses 3 ans». On aura appris au passage que la main entrevue sur la photo est celle d'un jeune agriculteur gay qui a décidé de reprendre l'exploitation parentale.