C’est une famille, du moins on est en droit de l’imaginer : un père une mère, trois enfants et un bébé. Ils sont Rohingyas et viennent à peine d’arriver par la mer au Bangladesh. Leur embarcation a fait naufrage, ils ont encore les pieds dans l’eau. Il est rare de voir la même photo de groupe, prise au même moment, dans deux expositions présentées au même endroit. C’est pourtant ce qui s’est produit cette année au festival Visa pour l’image de Perpignan où les photographes Paula Bronstein et Kevin Frayer exposent chacun leur travail consacré à cette tragédie.
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En août 2017, plus de 700 000 membres de cette minorité musulmane vont soudain fuir au Bangladesh voisin pour échapper à l’impitoyable répression de l’armée et des populations bouddhistes, majoritaires, dans leur pays d’origine, la Birmanie. Parmi eux, 10 000 auraient été tués au cours de ce mois sanglant. Depuis longtemps stigmatisés, considérés comme des apatrides en Birmanie, les Royinghas ont vécu l’un des drames les plus marquants de l’année écoulée. Une tragédie qui vient même d’être qualifiée de «génocide» par un rapport d’enquête présenté à l’ONU il y a quinze jours.
«Comparer le traitement»
Il n'est donc pas surprenant de voir leur calvaire évoqué à Visa sur l'image, plus grand festival de photojournalisme au monde. «Nous avons reçu au moins 25 propositions de sujets sur les Rohingyas cette année», explique d'ailleurs Jean-François Leroy, qui affirme avoir délibérément choisi de présenter la même photo de la famille à peine arrivée à Shah Porir Dwip en septembre 2017, «afin de comparer le traitement fait par les deux photographes». L'une des images est d'ailleurs en noir et blanc, celle de Kevin Frayer, l'autre en couleurs, celle de Paula Bronstein. Mais ce ne sont pas les seules différences observables. A commencer par la légende : l'une est datée du 26 septembre, l'autre du 30. Sur l'une des photos, la famille est grimaçante, les visages semblent déformés par la douleur (celle en couleur) et sur l'autre, en noir et blanc, ces réfugiés ont juste l'air abattus et désespérés. Enfin, la jeune fille qui tient un bébé disparaît dans l'ombre sur le cliché en couleur.
«Vous êtes la première personne qui me fait remarquer tout ça», s'étonne avec amusement Paula Bronstein, interrogée à Perpignan, alors que son collègue Kevin Frayer, qui travaille pour la même agence de presse, n'a pu se rendre cette année au festival. «Je pense que la jeune fille est tombée ou s'est cachée derrière son frère», explique Paula Bronstein en comparant les deux photos. «Nous étions effectivement tous les deux présents ce soir-là, attendant les bateaux qui ne manqueraient pas d'arriver dans la nuit, se rappelle la photographe basée à Bangkok en Thaïlande, qui couvre les violences contre les Royinghas depuis 2012. Pour la date, je ne peux pas l'expliquer. Il me semble juste que j'ai envoyé mes clichés tout de suite alors que Kevin les a envoyés plus tard.»
Compétition farouche
La scène, en revanche, lui est bien restée en mémoire : «Nous étions tout un groupe de photographes postés à cet endroit. Et dès que cette famille est arrivée, tout le monde s'est mis à les mitrailler. A posteriori, je pense que ça devait être un peu traumatisant pour eux. Ils avaient vécu une traversée difficile, un naufrage, il y en avait beaucoup à cette époque-là. Et non seulement ils ne savaient pas comment ils allaient être accueillis par les autorités du Bangladesh, refoulés ou pas, mais de surcroît, voilà qu'une nuée d'appareils et de flashs les ciblent à peine arrivés», reconnaît Paula Bronstein, qui se souvient d'une compétition assez farouche entre collègues dans ces moments d'intensité émotionnelle.
Les sujets eux, semblent en revanche bien passifs, presque fatalistes face à cet assaut des photographes. «C'était vrai à ce moment-là, je suis retournée au Bangladesh juste avant de venir à Visa et ils ont désormais beaucoup plus de réticence à se laisser photographier, surtout les femmes. Nombreux sont également ceux qui demandent de l'argent», constate Paula Bronstein, qui avoue avoir payé pour une photo le mois dernier : «C'était pour des clichés qui devaient accompagner un reportage déjà écrit. J'ai retrouvé la famille évoquée dans le texte et ils voulaient de l'argent. J'ai accepté uniquement parce que c'était au moment de la fête musulmane de l'Aïd et qu'on ne se présente pas chez les gens sans un cadeau. Mais en principe, je ne le fais jamais.» En revanche, aucun des deux photographes ne sait ce qu'est devenue cette famille cernée par les flashs un soir de septembre 2017 et dont on se demande s'ils n'avaient pas alors autant peur des objectifs braqués sur eux que de l'avenir incertain qui les attendait.